Une photo jaunie
Malgré mon retour dans les plaines, j’étais resté proche de Manu qui lui n’avait toujours pas quitté le petit hameau au-dessus de Fontperdu. Quand je lui demandais de ces nouvelles, il s’arrangeait toujours pour rester très elliptique. Je savais qu’il avait fini par travailler avec son père à la fin ses études littéraires sans pour autant abandonner l’écriture. D’ailleurs, il m’envoyait régulièrement un texte de sa composition et je sentais bien qu’il était important pour lui que j’en prisse soin ; et, par amitié, je ne manquais jamais de le faire. Quelques jours auparavant, au cours de ma sortie du dimanche matin, j’avais été charmé par le soleil matinal qui, dans les champs, illuminait le colza arrivé à maturation : j’avais pris une photo avant de l’envoyer à Manu. Une dizaine de jours plus tard, je reçus dans la boîte aux lettres un texte de sa part intitulé « Une photo jaunie » :
Retrouver dans le fond d’un tiroir une vieille photo jaunie nous renvoie souvent vers d’anciens souvenirs empreints de nostalgie. Nous nous arrêtons quelques instants sur le bord du chemin de notre mémoire et regardons passer en trombe les années, avec leur lot d’amis disparus, d’enfants qui ont grandi, de parents qui sont partis, et puis aussi de ses petites choses que nous aurons laissé amoureusement reposer bien tranquillement au fond d’un garage, le temps de retrouver l’envie de reprendre la route. Nous aurons pris le temps de repenser aux petits mots d’encouragement récoltés çà et là pendant les descentes sinueuses, les montées interminables et surtout les lignes droites plates et monotones qui ressemblent parfois aux moments difficiles de notre existence. Et puis, après de longues années de silence, la couleur revient le long des chemins et la blé d’or qui s’élève au-dessus de Gironville efface les mauvais souvenirs, la nostalgie cédant enfin devant les assauts de ce printemps pourtant bien tardif. Il conviendra maintenant d’être patient avant de retrouver les sensations perdues et le chemin des entraînements ; cela me laissera un peu de temps pour ranger mes tiroirs et peut-être découvrir d’autres photos jaunies que ne demandent qu’à reprendre des couleurs. Tiens, en voilà justement une !
Mais que le temps est agité en ce moment. Pluie et vent. Vraiment beaucoup de vent. Et si je parviens à m’abriter dans quelque recoin de la vallée, il me faudra bientôt me frotter aux rafales qui me regardent de travers, prêtes à m’envoyer dans le fossé. Dans ces moments, il m’arrive de penser que mon vélo s’est transformé en une vulgaire tête de mule qui n’a qu’un rêve, celui d’aller brouter l’herbe sur le bas-côté !
Même si j’étais loin d’être amateur de littérature, j’aimais beaucoup lire la prose de Manu ; j’aimais sa façon mélancolique de dépeindre un paysage ou une scène de la vie quotidienne. Cette fois-ci, le fait qu’il parle en grande partie de moi ajouta une dimension supplémentaire à son texte. L’impression de nostalgie qui s’en dégageait était d’autant plus saisissante que j’avais ressenti des impressions similaires suite à ma rupture avec Marlène. J’étais étonné ; lui qui vivait comme un ermite, c’était ainsi qu’il aimait à se définir, cela ne l’empêchait pas d’exprimer des sentiments et des situations qu’il ne semblait pourtant pas avoir connues ; ou alors… peut-être était-ce sa façon à lui de me permettre de partager son intimité. Je lui écrivis en retour que j’avais reçu son très beau texte comme un précieux cadeau et il en fut très heureux.
Plus étonnante encore était la coïncidence de cette photo jaunie avec mes propres aspirations, car maintenant que ma vie était bien en place, j’envisageais de plus en plus sérieusement de retrouver les entraînements du club de Gironville. Je venais d’avoir trente‑cinq ans, j’étais en excellente condition physique et le moral était au beau fixe.
Photo de famille
Quatre années après ma dernière course cycliste, je prenais une nouvelle licence à l’Entente sportive de Gironville. Le jour de l’Assemblée générale du club, vers la fin du mois d’octobre, je retrouvai avec un peu d’émotion des visages familiers dans la salle des fêtes de la mairie. Il y avait notamment les Pasquier dont presque tous les membres faisaient du vélo. À chaque course, toute la famille arrivait sur les lieux dans un grand camping-car conduit par Marcel, le grand‑père, qui participait aux courses réservées aux vétérans pendant que sa petite-fille Zoé évoluait chez les minimes. Les parents de Zoé, Francis et Aline Pasquier, formaient une redoutable équipe qui gagnait la plupart des courses de vélo tout-terrain dans la catégorie tandem mixte, tandis que leur fils Julien commençait à se faire un prénom chez les cadets. C’était toujours un spectacle étonnant que de voir le camping-car garé sur le bas-côté de la route, peu avant la ligne d’arrivée, et d’entendre Gisèle, l’épouse de Marcel, cachée derrière une épaisse fumée et la bonne odeur des grillades, crier à la cantonade que le déjeuner était prêt. Je revis avec plaisir l’attachant Arthur, âgé de soixante ans environ, gagnant encore régulièrement des courses dans sa catégorie, et qui semblait considérer l’ensemble des coureurs un peu comme les enfants qu’il n’avait pu avoir. Il était toujours attentif à chacun d’entre nous, nous adressant conseils et aux autres mots de réconforts ; et plus rarement, une remontrance si cela s’avérait nécessaire. Chaque année, lors des rendez-vous importants du club, comme le critérium de Gironville ou le repas de fin d’année, son épouse Louise l’accompagnait et se muait alors en une bénévole discrète et efficace. Il y avait également le jovial Robert qui ne faisait plus de vélo depuis bien longtemps, mais qui ne manquait jamais un entraînement : c’était lui qui conduisait la voiture du club et jouait avec brio, sa casquette vissée sur la tête et la cigarette au bec, le rôle de mécanicien, le temps de changer une roue ou de procéder à un réglage quelconque. Je retrouvai Nicolas, l’entraîneur des plus jeunes, tellement passionné pour transmettre son amour du vélo aux enfants qu’il ne lui restait que bien peu d’énergie pour s’entraîner pour ses propres échéances, si bien qu’après dix années de compétition, il en était toujours à courir après son premier succès. Je remarquai une nouvelle recrue, une jeune femme, la seule du club parmi les adultes. Elle s’appelait Aurélie et je devais l’avouer, en plus d’un joli visage, elle disposait d’impressionnantes cuisses qui maintenaient fermement de très jolies fesses ; et, du peu que je pus entendre au cours de cet après-midi, un sacré tempérament, ce qui était nécessaire dans un univers où, faute d’être assez nombreuses, les femmes participaient aux mêmes courses que les hommes.
Quant à moi, je n’étais plus un simple coureur puisque le nom des cycles Gontran était dorénavant inscrit en lettres blanches sur fond bleu dans le dos du maillot de l’Entente sportive de Gironville. En échange, les membres du club bénéficiaient d’une remise systématique de quinze pour cent sur l’ensemble du magasin, excepté les vélos neufs sur lesquels je ne faisais que très peu de marge. D’ailleurs, je réalisais le plus gros de mon bénéfice sur l’entretien des machines et la vente d’accessoires et de textiles, le vélo en lui‑même ne constituant finalement qu’un produit d’appel pour fidéliser le client. Si je n’avais encore que bien peu la science de la course, je commençais à avoir un certain sens des affaires.
En quittant la joyeuse atmosphère qui régnait dans la salle polyvalente, je n’avais qu’une hâte, celle de retrouver tout ce petit monde au début du mois de janvier pour l’entraînement hivernal. En attendant, je comptais me préparer en amont pour ne pas avoir à subir les premières sorties comme cela avait été le cas lors de ma saison avortée.
Faux départ ?
Pour cette nouvelle aventure, plutôt que de viser la victoire, ce qui m’avait valu dans le passé de me mettre beaucoup de pression pour un bien piètre résultat, je n’eus qu’une seule ambition : m’entraîner sérieusement. Ainsi, si victoire il devait y avoir au cours de la saison, celle-ci ne serait que la conséquence d’un entraînement réussi. Ainsi formulé, le raisonnement me semblait imparable, tout au moins en théorie… Je savais qu’il me faudrait également travailler mes points faibles : ma relative lenteur à me mettre en action, ma tendance à gaspiller trop d’énergie dès lors que je roulais en peloton ; et enfin, mon sens tactique qui était, je le reconnaissais volontiers, inexistant. À ma décharge, je n’avais disputé que très peu de courses au cours desquelles j’avais finalement passé le plus clair de mon temps à tenter de suivre le rythme qui m’était imposé.
Profitant d’une arrière-saison favorable, j’entrepris de me rendre au magasin en vélo. À raison de quarante kilomètres aller-retour cinq jours par semaine et en ajoutant une sortie de cent kilomètres le dimanche matin ou le lundi après-midi, je pourrais ainsi totaliser trois cents kilomètres par semaine pendant l’automne. À partir du mois de décembre, période souvent peu favorable à la pratique de la bicyclette, je m’adapterais en fonction des conditions climatiques. Au cours de cet automne, je dus parfois braver la pluie, mais rien qui me sembla insurmontable, jusqu’à ce matin de la fin du mois de novembre où j’arrivais à proximité de mon magasin sous un ciel parfaitement dégagé ; il ne me restait plus qu’un rond-point ainsi qu’un feu rouge à négocier. Ne voyant personne sur ma gauche, je m’engageai dans le rond‑point, et tandis que je devais prendre la deuxième sortie, je vis surgir une voiture en provenance de la première intersection. « Tiens, j’ai l’impression qu’elle ne m’a pas vu ! » et instinctivement de me déporter sur la gauche de la route. « Mais putain, elle ne m’a vraiment pas… » J’entendis un bruit sourd : mon guidon venait de heurter la carrosserie et je fus projeté à terre. Presque instantanément, sans doute mû par une brusque montée d’adrénaline, je me relevai pour ramasser mon vélo couché au milieu de la chaussée. Autour de moi, tout se mit à bouger ; je m’assis sur le rebord du rond-point. Je commençai à voir trouble ; à avoir des nausées. Je m’allongeai et perdis connaissance pendant quelques secondes…
Au‑dessus de moi, je perçus confusément une voix angoissée, celle du conducteur de la voiture. « Ne bougez pas Monsieur, j’ai appelé les pompiers ; ils sont en route. Je suis désolé, avec l’angle mort, je ne vous ai pas vu arriver. Quand je vous ai aperçu, il était déjà trop tard. Je… je suis vraiment désolé… » Un gros hématome sur le haut de la jambe me fit boiter pendant une semaine ; j’arborai également une belle minerve bleue pendant quatre jours, ma tête ayant heurté le sol. En contemplant la longue fissure qui courrait le long de mon casque, je savais que je pouvais m’estimer heureux que mes blessures fussent superficielles. En revanche, depuis ce jour, j’ai la hantise des ronds‑points.
Quinze jours à peine après mon accident, je repris mes allez-retour entre le travail et mon domicile, mais avec peu d’enthousiasme, la pluie et le froid semblant vouloir durablement s’installer ; et puis c’était sans compter sur la nuit qui était de plus en plus présente, le matin comme le soir : quand le soleil daignait enfin se lever, j’étais arrivé depuis un bon moment au magasin ; et pour profiter de la lumière du jour dans l’après-midi, je devais quitter les cycles Gontran de très bonne heure. Il était temps pour moi de trouver un autre mode d’entraînement.
J’investis alors dans un vélo d’appartement et enchaînai soirée après soirée d’intenses entraînements qui avaient néanmoins deux inconvénients : je suais abondamment à chaque séance et surtout, je m’ennuyais assez rapidement. Heureusement, avec un peu d’organisation, c’est-à-dire une serviette‑éponge ainsi qu’un lecteur de DVD couplé à un écran de télévision, je pus continuer, mon vélo bien fixé sur mon engin de torture, à enchaîner les exercices les plus variés avant de finir mes entraînements en roue libre en même temps que mon épisode s’achevait par l’arrestation des dangereux malfaiteurs qui avaient fait sauter la banque au début de ma session.
Peu avant Noël, je me fis une nouvelle frayeur. Ce matin-là, je m’étais exceptionnellement décidé à prendre le vélo dans l’optique de fermer le magasin assez tôt pour rentrer en musardant avant la tombée de la nuit. Malgré quelques étoiles qui brillaient encore dans le ciel, il faisait nuit noire. Alors que je montais sur ma machine, je n’eus pas le temps d’allumer mon éclairage que j’entendis derrière moi une sorte de grondement suivi du bruit des branchages que l’on piétine. Je compris immédiatement qu’un sanglier m’avait pris pour cible et sans réfléchir, je m’élançai sur la route comme un perdu. Sans lumière, je ne voyais absolument rien ; en revanche, me parvenait distinctement le bruit des sabots qui se rapprochaient ; je pédalai de toutes mes forces. Au moment d’aborder la descente, j’entendis des aboiements qui se firent de plus en plus lointains. Le monstre, qui était un chien, venait d’abandonner la poursuite. Je ne pus m’empêcher de rire nerveusement de m’être fait une telle frayeur. Malgré mes jambes qui étaient en coton, malgré mes bras qui tremblaient, je pris à peine le temps de ralentir afin de mettre en route mon éclairage et préférai continuer ma route plutôt que de m’arrêter quelques instants pour me remettre de mes émotions. Ce fut mon dernier trajet en vélo entre mon domicile et le magasin avant la reprise des entraînements.