La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

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wiwi78
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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour à tous,

Je vous adresse tout d'abord mes meilleurs vœux pour cette nouvelle année, année que je vous propose de commencer en compagnie de Tante Lisa et tante Suzette. Ce chapitre, qui s'éloigne quelque peu de l'univers de la bicyclette, marquera la fin des vacances du jeune Frédo...



Un samedi soir à la campagne




Un matin, les tantes revinrent du village dans tous leurs états ; visiblement, une catastrophe venait de survenir et je m’inquiétai vivement devant leur visage fermé. J’appris qu’un chanteur à succès venait de mourir d’une brutale maladie du cœur alors qu’il était dans la force de l’âge ; Tante Lisa et tante Suzette en étaient toutes retournées et pendant la journée qui suivit, elles rendirent un vibrant hommage au disparu en diffusant sur l’électrophone du salon l’intégralité de sa discographie. C’était très surprenant : j’avais l’impression qu’elles venaient de perdre un proche parent ; plus déroutant encore, je surpris à plusieurs reprises les tantes évoquer de façon quelque peu équivoque le chanteur : « Et puis quel bel homme il était ! On raconte même que de nombreuses femmes avaient succombé à ses charmes. Il y aurait de quoi être jalouse, ne crois‑tu pas Lisa ? » lança Tante Suzette à sa sœur avec un clin d’œil. Plus que l’hommage appuyé au disparu, ce furent ces quelques mots et cette mimique qui surtout me troublèrent. En effet, je voyais les tantes comme des êtres asexués ; dans mon esprit, deux sœurs d’un certain âge qui vivaient ensemble depuis toujours me semblaient être comme deux religieuses recluses dans un couvent. Il est vrai que l’amour et la sexualité ne signifiaient pas grand‑chose pour moi à cette époque ; ou plutôt… c’était avant tout des concepts abstraits dont je peinais à entrevoir sous quelle réalité ils pouvaient prendre forme. Aussi, c’est beaucoup plus tard que je saisis la portée du deuxième événement dont je fus le témoin privilégié.

Un jour, Camille, la plus jeune des demoiselles m’interpella : « Tiens, demain c’est samedi, et comme tous les samedis soir, les deux tantes regarderont les matchs de catch à la télévision. Elles adorent, et nous aussi, on trouve ça très rigolo ! » Effectivement, dès le lendemain matin, il ne fut plus question que de cela. J’ignorais totalement que ce sport pût exister quand elles tentèrent, avec un enthousiasme et une ardeur que je n’aurais jamais soupçonnés, de m’en expliquer les grands principes. Tout ce que je parvins à retenir au milieu du flot de paroles dont je fus submergé était que l’affrontement se déroulait sur un ring ; que cela ressemblait à un mélange de boxe et de lutte ; que c’était bien plus spectaculaire ; que jamais personne ne se faisait vraiment mal malgré la violence apparente ; que les hommes arrivaient dans des tenues dignes de super héros ; qu’il y avait toujours un méchant contre un gentil ; et que ; et que ! Vraiment, j’étais très intrigué par la perspective d’un tel spectacle, surtout que je n’avais encore jamais vu allumée la télévision, cet appareil pour moi encore si mystérieux, qui sommeillait dans l’immense salon. Au cours du repas du soir, je sentis chez toutes ces dames une sourde excitation : des sourires, des clins d’œil et même parfois des petits coups de coude si familiers que j’en étais décontenancé ; et l’attente était loin d’être terminée puisque les combats de catch n’étaient prévus qu’en deuxième partie de soirée, vers vingt‑deux heures ! Subitement, je me sentis transporté dans l’œil du cyclone, dans ce calme précaire qui précède la tempête et au cours duquel nous jouâmes aux cartes ; je gagnais sans aucune opposition tant mes compagnes avaient la tête ailleurs. Peu avant vingt‑deux heures, la frénésie fit son retour : les rires reprirent, les demoiselles se firent des chatouilles et se pincèrent les fesses tout en s’asseyant par terre ; quant aux deux tantes, elles gardèrent un semblant de dignité en installant avec force cérémonie leur fauteuil à bascule de chaque côté des jeunes filles. À cet instant, je crois qu’elles en avaient oublié jusqu’à ma présence ; discrètement, je m’essayai sur une chaise de cuisine, bien en retrait de ce public si turbulent.

Tout à coup, ce fut un déchaînement, aussi bien du côté de la télévision que du côté des téléspectatrices : accompagnés d’une musique assourdissante au sein de laquelle plusieurs guitares électriques s’entre-tuaient afin de jouer la note la plus aiguë, deux gladiateurs des temps modernes, l’un masqué et enveloppé dans une longue cape rouge, et l’autre en armure et faisant tournoyer au‑dessus de sa tête une énorme hache, apparurent à l’écran. Alors que les deux géants hurlaient et s’apostrophaient d’un air menaçant en traversant l’immense salle pleine à ras bord, je constatai avec stupéfaction le ravissement de mon entourage : « regarde Suzette ! c’est Johnny la Menace ! mais si rappelle-toi, c’est lui qui a terrassé Franky Steiner la semaine dernière d’un formidable Monkey flip ! L’autre, c’est un nouveau on dirait, même si avec son masque, il est bien difficile de voir les traits de son visage ! » Toutes les filles applaudissaient, lançaient des bravos vers les deux lutteurs ; des invectives même vers celui qui semblait être le méchant de service, même si pour ma part, j’avais les pires difficultés à discerner dans cet étrange spectacle ce qui pouvait être de l’ordre du Bien ou du Mal  ! J’avais l’impression d’être dans un autre monde, sur une planète non pas étrangère, mais dans une dimension totalement inconnue et surréaliste, voire diabolique. Alors que je croyais avoir tout entendu, les cris et les rires, qui étaient somme toute encore relativement civilisés, se transformèrent brutalement en un tohu-bohu proche du rut animal quand les lutteurs quittèrent leur costume d’apparat pour se retrouver presque nus sur le ring, seul leur sexe restant protégé par un petit short moulé parsemé de paillettes. Je ne reconnaissais plus les tantes ni les jeunes demoiselles habituellement si sages ; les gloussements reprirent de plus belle dès lors que les caméras s’attardèrent sur les incroyables musculatures des deux athlètes, quand dans un lent mouvement, la caméra remonta le long des cuisses fermes pour saisir au‑dessus des fesses des pectoraux démesurés. Sur les corps aux muscles saillants ruisselait de l’huile et la peau des catcheurs, sous l’effet des projecteurs, semblait dorée à l’or fin. Je fus moi-même pris au piège quand fut venu le temps du combat : surgie de nulle part, une créature seulement vêtue d’un maillot de bain qui mettait en avant des formes généreuses tourna lascivement autour du ring avec un panneau indiquant « une minute » suivie de près par une autre créature tout aussi fascinante munie d’un panneau indiquant « trente secondes » avant que ne retentisse, aussi bien dans l’arène que dans la salle à manger de la sage bâtisse de campagne, le décompte annonçant le début des hostilités : « … 3, 2, 1, Zéro ! » hurlèrent en chœur spectateurs et téléspectatrices alors que les deux monstres s’empoignaient dans le fracas des muscles qui s’entrechoquent. À partir de là, les deux tantes et les quatre jeunes filles se turent, comme si elles ressentaient à la fois le besoin de reprendre leurs esprits et de se concentrer sur la lutte qui s’engageait. Le calme ne dura pas bien longtemps, car dès le deuxième round, Johnny La Menace se retrouva très vite acculé le long des cordes, encaissant de plus en plus difficilement les assauts répétés de son adversaire. Je trouvais sensationnel que les combattants pussent résister aussi longtemps à la violence des coups portés et encore plus étonnant qu’ils se retrouvassent tous les deux en pleine forme pour un troisième round au cours duquel Johnny La Menace retourna complètement, et la situation, et son adversaire. Ce n’est que plus tard que j’appris, avec un peu de déception je crois, que les combats de catch étaient avant tout des spectacles dont la chorégraphie était minutieusement préparée en amont de son exécution ; mais ce détail ne semblait d’aucune importance pour les téléspectatrices et le lendemain matin, alors que le calme était revenu, je remarquai dans les yeux des tantes une petite lueur qui brillait encore.

Il me fallut beaucoup de temps avant de peut-être entrevoir un début d’explication à cet étrange phénomène et je suis certain qu’il me sera pardonné d’avoir trouvé inimaginable, alors que j’avais à peine une dizaine d’années, que deux tantes d’un certain âge vivant chastement dans une belle maison bourgeoise, pussent faire partie des précurseurs qui regarderont plus tard des combats mixtes beaucoup plus osés sur une chaîne cryptée, le premier samedi soir du mois. Le conte de fées était maintenant terminé ; les vacances également.





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JessicaB
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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par JessicaB »

Très sympa tes textes :)

On entre dans l'histoire :)


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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonsoir JessicaB,

Merci pour ton message et tant mieux si tu apprécies l'histoire de Frédo. Certes, la bicyclette n'est pas au premier plan mais j'avoue que j'ai pris un malin plaisir à écrire ce chapitre sur cet étonnant match de catch. Il m'amuse toujours autant quand je le relis d'ailleurs. De plus, l'objectif n'était pas non plus d'écrire un roman qui "ciblerait" les seuls cyclistes, même si un éditeur m'a reproché que le roman était trop centré sur le cyclisme (ce qui est une erreur de mon point de vue, vu que le roman est centré sur Frédo qui fait du vélo… enfin bref…)

Bien à toi,
wiwi


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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour à tous,

Deux chapitres pour cette semaine où nous suivrons Frédo de retour dans son petit village avant d'aller affronter le collège.

Bonne lecture,
wiwi



Course à l’imagination






À mon retour de vacances, je pus enfin effectuer fièrement le tour du village avec mon vélo rouge sans l’aide de ma mère, à son grand soulagement d’ailleurs : suite à sa difficile randonnée, elle aurait été bien incapable de courir derrière moi. Au cours de mes premières sorties, j’eus même droit à quelques pouces levés de la part de deux ou trois voisins que mon laborieux apprentissage avait certainement attendris. J’étais si heureux de ma réussite ; j’étais enfin devenu quelqu’un digne d’être félicité.

En revanche, quand je me joignis aux enfants du village pour faire la course autour de la place de l’église, je déchantai rapidement : alors que j’avais pour habitude de gagner toutes mes courses en solitaire, je finissais maintenant toujours bon dernier. Ces défaites m’étaient d’autant plus amères que je sentais que je pouvais rouler beaucoup plus vite que mes camarades ; à un détail près : j’avais bien trop peur de slalomer entre les uns et les autres pour les dépasser. Au lieu d’essayer de vaincre mon appréhension, je me décourageai très vite et préférai convaincre mon copain Jérôme de venir rouler avec moi. Au cours de nos escapades, nous imaginâmes un circuit dans la campagne environnante dont le point de départ était situé juste devant chez lui. D’une longueur d’environ cinq kilomètres, le tracé commençait par une bonne montée qui nous permettait de sortir du village ; en haut de la bosse, nous longions une ferme isolée au seuil de laquelle aboyait un sale cabot montant la garde. Nous arrivions alors sur un large plateau où la commune venait d’installer le nouveau terrain de football, et par un faux plat descendant au milieu des champs de maïs et de betteraves, nous accédions ensuite à une toute petite route qui tournait à droite : un chemin communal presque exclusivement emprunté par des tracteurs qui laissaient de dangereuses plaques de boues autour de touffes d’herbe poussant au milieu de la route. Après un bon kilomètre sur ce chemin, nous retrouvions une route certes plus large et moins accidentée, mais avec une faible visibilité tant elle tournoyait entre de hautes haies de cytises. Pendant près de deux kilomètres, il fallait être vigilant aux rares voitures qui pouvaient surgir d’un virage avant que nous débouchions par le cimetière du village dont le haut portail noir symbolisait la ligne d’arrivée. En empruntant ce circuit, je ne pouvais m’empêcher de penser aux courses qui traversaient notre petit bourg ; il manquait seulement les spectateurs et la camionnette de la Croix Rouge. Pour le reste, tout était présent et peu avant de m’élancer en compagnie de mon coéquipier Jérôme au milieu du peloton, je sentais la même petite boule d’inquiétude au fond de l’estomac que celle qui m’étreignait le jour de la rentrée scolaire.

Et enfin le départ était donné ! Dans la première côte, nous restions sagement au sein du peloton, aussi bien pour ne pas trop nous essouffler que pour nous serrer les coudes si le molosse de la ferme isolée venait à surgir d’un portail resté malencontreusement ouvert. Dans la descente qui suivait, nous commencions à accélérer et la course se débridait véritablement dans le « chemin aux betteraves », c’était ainsi que nous avions surnommé le périlleux passage sur la petite route communale. C’était souvent Jérôme qui initiait la première échappée, ou plutôt je lui demandais, en coéquipier fidèle, d’attaquer pour obliger le peloton à s’employer derrière lui. Au milieu des cytises, le bras de fer s’engageait entre Jérôme et le peloton qui revenait inexorablement sur ses talons, me permettant ainsi de venir lui souffler la victoire en le dépassant à toute vitesse au moment où il allait atteindre le cimetière. Jérôme se lassa assez rapidement de mon petit jeu, ne supportant plus de me servir de simple faire‑valoir pour mettre en scène mes exploits. Il dut même se mettre en colère contre moi pour qu’enfin je revinsse à la raison tellement je m’étais égaré dans mon petit univers ; et, parce que Jérôme était mon meilleur copain, je me promis de faire plus attention à lui. Comme il adorait le football, nous nous rendîmes plus régulièrement au stade où nous passions l’après-midi à improviser des matchs épiques qui se terminaient dans d’incroyables séances de tirs au but. Malgré mon enthousiasme sincère, je me sentais un peu perdu au milieu de ce terrain immense, regrettant nos exploits sur la route. D’ailleurs, dès que d’autres camarades nous rejoignaient pour jouer au football, je m’éclipsais et remontais sur mon vélo terminer ma course en solitaire ; malheureusement, mes victoires n’avaient plus la même saveur maintenant que mon ami n’était plus à mes côtés. Peu avant notre entrée au collège, Jérôme s’inscrivit au club de football du village ; nous passions de moins en moins de temps ensemble.


Les années collège


En découvrant le collège, j’abordai une période compliquée. Jusqu’à présent, je n’avais connu que l’école de mon village, composée d’une seule classe où excellait une maîtresse apprenant à lire aux plus petits en même temps qu’elle tentait de faire aimer Le dormeur du val aux plus grands. C’est certainement au cours de ces années que j’appris les plus belles choses. Il y avait dans un coin de la classe une imposante carte de France à l’aide de laquelle cette enseignante nous faisait suivre le cours de la Loire, de sa source jusqu’à ce qu’elle vienne se jeter dans l’océan Atlantique. Un autre jour, nous filions vers la brèche de Roland pour vivre la dramatique épopée de la bataille de Roncevaux ; combien de fois aurais-je voulu que Charlemagne arrivât plus tôt pour sauver son neveu des griffes des sarrasins ! Je me souviens avoir également découvert les temps du passé, qu’il soit simple ou composé ; peut-être même que l’imparfait du subjonctif fût au goût du jour. Au dos des cahiers de brouillon, il y avait les fameuses tables de multiplication, notamment celles de sept, huit et neuf qui résistèrent un long moment avant de céder face à mon entêtement ; et ces instants presque magiques lorsque je découvris la facilité avec laquelle je pouvais trouver le résultat de onze multiplié par n’importe quel nombre à deux chiffres. Et puis, loin du français, des mathématiques, de la géographie et de l’histoire de France, il y avait ce moment merveilleux lié à la longue pause méridienne. La cantine, si on pouvait l’appeler ainsi, était située dans une drôle de maisonnette légèrement surélevée par laquelle on accédait via trois marches en pierre. La dame qui nous faisait la cuisine, Madame Robin, était la femme du maire et nous étions guère plus de quatre ou cinq à prendre place autour de la table recouverte d’une toile cirée à grands carreaux rouges et blancs. Elle nous concoctait des petits plats et des desserts si délicieux qu’il n’était pas rare que les camarades rentrés chez eux le midi fissent un détour par la cantine avant de s’en retourner jouer avant la reprise de la classe. Les jours où il faisait très beau, plutôt que de nous contenter de la petite cour, nous étions autorisés à rejoindre un immense terrain de jeu, l’école donnant directement sur les champs où l’on côtoyait les vaches se tassant à l’abri des arbres et des hautes haies à la recherche de l’ombre.

Le jour de ma rentrée en sixième, je me retrouvai exilé à presque dix kilomètres de chez moi, dans une petite ville aux abords grisâtres. Peut-être le centre était-il plus agréable, mais le collège étant situé en périphérie, je ne fus pendant quatre années que ce passager d’un car qui longeait une morne zone artisanale avant de tourner à droite après l’hypermarché. De plus, j’étais demi-pensionnaire et entre midi et la reprise des cours, je n’avais pas l’autorisation de quitter l’enceinte de l’établissement ; je devais me satisfaire d’une cour coincée entre quatre murs, cour qui de surcroît était la propriété exclusive des joueurs de football. Suite à un « contact viril » avec Jérôme qui m’envoya goûter brutalement le ciment de la cour, je me réfugiai rapidement sous le préau et rejoignis le « coin des froussards » pour jouer au tarot ; que j’ai pu trouver cette appellation blessante et que je regrettais Madame Robin et ses tartes aux pommes, ainsi que ma chère maîtresse quand elle chantait avec nous, les larmes aux yeux, Le petit âne gris en nous montrant avec sa règle la Durance ruisselant vers le bas de la carte de France. Je partais tôt le matin, rentrais tard le soir, ne pouvant plus profiter de ma campagne que le temps d’une courte fin de semaine en tentant d’oublier Jérôme qui s’était tourné de façon irréversible vers le Dieu football. Je continuais mes tours de vélo en solitaire, mais je n’y prenais plus aucun plaisir ; mes escapades ressemblaient maintenant à des fuites : fuir la semaine et le collège, fuir la petite ville et sa bonhomie grisâtre.

Pire encore, j’allais perdre totalement confiance en moi et en mes capacités à faire du sport en découvrant les cours d’ « éducation physique et sportive ». De la sixième à la troisième, ces deux heures hebdomadaires dont raffolaient la plupart des garçons de ma classe me plongèrent dans une profonde angoisse. C’était bien simple : je me révélais incapable de faire bonne figure face aux multiples activités qui m’étaient proposées. Je devins même la risée de mes camarades et plus d’une fois je retrouvai mes affaires en vrac dans le vestiaire des filles : « Au coin des froussards » s’ajouta un e, et la honte à la souffrance de me sentir si ridicule ; j’étais profondément démuni. L’athlétisme fut un véritable calvaire : des courses dites d’endurance, je devais m’arrêter avant la fin avec de terribles points de côté ; des courses de vitesse, je finissais toujours avec le dernier temps ; au saut en hauteur, passer un mètre relevait de l’exploit tandis que le poids était bien trop lourd à lancer ; quand il était question de sport collectif, et c’était la plupart du temps du handball, j’arrivais à faire illusion en gardant les buts de mon équipe… tant que la balle restait éloignée de ma cage ; j’étais au comble du supplice lors des séances de gymnastique au cours desquelles je restais prostré dans un coin à attendre la fin : comment pouvais-je espérer sauter par-dessus le cheval d’arçon sans me rompre le cou ? Quant aux barres parallèles, que pouvais-je faire une fois prisonnier entre ces deux énormes poutres en bois ?

Le collège fut une traversée du désert d’autant plus difficile à surmonter que je restais également indifférent aux autres matières qui m’étaient enseignées. Qu’elle était loin ma carte de France avec ses petits rus et ses grands fleuves ! je m’étais endormi avec les volcans d’Auvergne qu’elle accueillait en son centre et il s’en fallut de peu pour que je m’éteignisse complètement. Aujourd’hui, à part le petit morceau de guitare entendu à la fin d’un cours de musique, je n’ai presque aucun souvenir de ce que les professeurs avaient tenté de m’inculquer ; j’étais resté dans ma campagne, sur mon petit vélo à faire des aller-retour entre la maison de Jérôme, la cantine de Madame Robin et la classe de ma chère maîtresse.





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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour à tous,
Un chapitre assez court pour cette semaine au cours duquel nous ferons la connaissance de... Je vous laisse découvrir ce personnage haut en couleurs.

Bonne lecture,
wiwi


Transhumance






Mes parents s’inquiétèrent de ma mélancolie persistante, mélancolie qui s’estompait seulement lorsque nous partions en vacances d’été dans le petit hameau de montagne où nous nous rendions régulièrement depuis quelques années. Parmi ces chalets d’alpage dont la route qui y menait s’évanouissait un peu plus loin au pied d’une vallée escarpée, je passais d’agréables étés en compagnie d’autres enfants de mon âge. J’avais fait en particulier la connaissance de Manu, originaire du massif des Maures, et qui était venu s’installer « plus au nord » avec son père moniteur de ski l’hiver et charpentier le reste de l’année. Manu était un grand gaillard à peine plus âgé que moi, mais cent fois plus dégourdi. Son passe‑temps favori était de partir à la « chasse à la boudrague », un insecte qui ressemblait vaguement à une sauterelle sans ailes et qui en langage commun était appelé éphippigère. J’étais à peine arrivé qu’il venait à ma rencontre et m’apostrophait avec son accent chantant : « alors Frédo, on part à la chasse à la boudrague ? » Et toujours mes parents de me laisser filer sans que je les aidasse à débarrasser la voiture, heureux qu’ils étaient de me voir retrouver enfin le sourire.

Je rejoignais alors Manu qui m’attendait, assis sur son vélo, et m’installais sur un porte-bagages inconfortable le long duquel pendaient deux larges sacoches en cuir ; là, en suivant le chemin qui nous amenait vers le torrent, je riais aux éclats malgré le martyre que subissaient mes fesses à chaque soubresaut du vélo. Avec son accent inimitable, Manu se glissait alternativement dans la peau du coureur cycliste et du journaliste sportif commentant une arrivée sur un vélodrome entre deux coureurs échappés. Ainsi, après une envolée lyrique du style « Oh la la ! quel risque il est allé prendre pour couper le virage à la corde ! On a nettement vu le pneu arrière chasser à l’entame du dernier virage mais heu-reu-se-ment qu’il est doté d’un talent ex-cep-tion-nel, talent qui lui aura permit de rattraper avec brio une manœuvre d’une audace hal-lu-ci-nan-te ! », je ressentais ensuite toute la concentration du champion quand il enchaînait à voix basse : « tu es bien calé dans sa roue là ; au prochain virage, tu fais semblant de déboîter par la droite et tac ! Tu plonges sur la gauche pour le doubler à l’intérieur. C’est parti, go ! » Et moi de rire de plus en plus fort et Manu de renchérir avec toute sa verve méridionale. Arrivé le long du torrent, la pente était moins forte, mais le large chemin beaucoup plus caillouteux ; Manu ralentissait avant de s’arrêter aux abords d’une prairie sauvage sur laquelle subsistaient çà et là les cendres d’un feu allumé par des campeurs itinérants. « Ils sont bien inconscients tous ces touristes. Ce n’est pas parce que tu fais un feu au bord de l’eau que tu ne prends pas le risque de faire flamber toute la forêt de mélèzes, ah la la ! Bon Frédo, je suis venu hier et je te jure, ça stridulait dans tous les sens. Tiens, écoute, elles sont là ! » Subitement, Manu se taisait, fermait les yeux, et se tournant vers le torrent comme pour lui faire signe de couler moins fort, il décrivait avec son bras droit un large cercle en direction des bosquets voisins. Fermant à mon tour les yeux afin de me concentrer sur les bruits en provenance du bord du chemin, je commençais à entendre les éphippigères chanter… Alors, lentement, nous nous rapprochions de la source sonore le plus discrètement possible, espérant dénicher au son de leur chant les gros insectes. La plupart du temps, ils s’arrêtaient avant que nous ayons pu les repérer et nous devions patiemment parcourir chaque branchage pour espérer tomber sur l’un d’eux. Il nous fallait toujours un peu de temps avant que nous nous habituassions à cette traque d’un genre assez particulier, mais nous débusquions toujours, à force de persévérance, une vingtaine de spécimens à chacune de nos battues. Au fur et à mesure de nos prises, nous les glissions dans les sacoches puis remontions à pied afin de ne pas trop brusquer les insectes, poussant tour à tour le vélo dans les pentes les plus raides. Une fois arrivés sur le terrain des parents de Manu, nous déposions les boudragues sur les plans de cassis et de groseilliers avant de constater, le lendemain matin, qu’elles avaient toutes disparu et que nous allions devoir repartir à la chasse pour alimenter notre élevage de plein air.

Le vélo avec ses grosses sacoches ne servait pas uniquement de monture pour nous emmener à la chasse aux éphippigères ; je l’empruntais régulièrement à Manu pour aller me promener le long du torrent. Je ne pouvais guère aller très loin, car c’était un vélo sans vitesse, assez lourd, et très rapidement je me retrouvais sur des sentiers trop escarpés. De plus, le hameau était assez isolé et Fontperdu, le village le plus proche, était en contrebas à un peu plus de trois kilomètres ; et, si je pouvais certainement atteindre Fontperdu par la route avec le vélo de Manu, il m’aurait été impossible de faire le chemin en sens inverse tant certains passages étaient extrêmement raides. Pourtant, quand nous revenions du village après avoir acheté du pain, il nous arrivait de doubler quelques cyclistes qui empruntaient la petite route serpentant dans la montagne, et malgré les terribles efforts qu’ils semblaient fournir, j’aurais bien aimé être à leur place.

*


Quelle ne fut pas ma joie quand j’appris, au cours de mon année de troisième, que nous allions déménager à une quinzaine de kilomètres de Fontperdu et du hameau de Manu, même si je devais avoir le cœur serré au moment de quitter mon cher village et mes souvenirs d’enfance. Quelques jours avant notre départ, en guise de cadeau d’adieu, je vis pour la deuxième fois le Tour de France, celui-ci faisant étape dans la ville voisine. En cette fin d’année scolaire, j’attendais d’ailleurs avec plus de fébrilité l’arrivée du Tour plutôt que celle de mon relevé de notes ; et, si aujourd’hui je me souviens à peine de la moue dubitative de mes parents à sa réception, j’ai encore parfaitement en tête l’image du coureur qui se grava au fond de ma mémoire ce jour-là. Placé à environ un kilomètre de l’arrivée, j’avais vu passer un train lancé à très vive allure avec à sa tête un colosse au visage impassible agrémenté de petites lunettes noires sous d’immenses cheveux blonds. J’avais eu l’impression de me retrouver face à un héros en provenance d’un de ces films d’action américains dont je raffolais à l’époque, un homme non pas de chair, mais plutôt en acier trempé et qui mènerait sa mission jusqu’au bout, coûte que coûte, un être capable de s’envoler au‑dessus du peloton si celui-ci venait à être balayé par une chute massive.





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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour à tous,

Peu à peu, Frédo quitte l'adolescence et se rapproche de l'âge adulte. Parviendra-t-il à négocier de la meilleure de façon cet important tournant ?

Bonne lecture,
wiwi


L’ivresse des hauteurs






La petite ville de montagne dans laquelle nous emménageâmes me fut tout de suite agréable ; et, en dépit de la neige qui rendait l’hiver assez rude, je trouvai le froid très sec qui souvent cohabitait avec un ciel bleu profond, beaucoup plus supportable que l’humidité doucereuse que je venais de quitter. Malgré ce contexte favorable, j’entrai au lycée sans enthousiasme et gardai soigneusement mes distances vis-à-vis de mes nouveaux camarades ; j’attendais avec anxiété le début des activités sportives. Je fus loin d’être rassuré en découvrant que le premier cours serait consacré au saut en longueur.

Le jour venu, j’essayai de me mettre dans les meilleures conditions, comme si j’allais tenter de battre le record du Monde ; j’étais déterminé à effectuer mon premier essai avec le plus grand sérieux et j’effectuai même quelques assouplissements avant ma course d’élan. Motivé comme jamais, je m’élançai, et en fixant la planche d’appel qui se rapprochait, je n’eus qu’une seule idée en tête : y mettre tout mon poids et m’élever dans les airs en espérant atterrir le plus loin possible. Hélas, quand je fis le dernier pas qui allait me mettre sur orbite, mon pied droit se tordit et je m’affalai dans le sable de la zone de réception. Je hurlais de douleur : je venais de me faire une bonne entorse de la cheville qui m’exempta de sport pendant presque un mois. Quelle ne fut pas mon angoisse quand il fallut retourner au cours d’éducation physique après cette accalmie de courte durée, toujours avec l’athlétisme en toile de fond. Certes, il n’était plus question de saut en longueur, mais j’allais devoir de nouveau sauter, par‑dessus des haies cette fois.

Ma petite mésaventure m’avait toutefois attiré la sympathie de quelques‑uns de mes camarades de classe et je fus plutôt bien accueilli lors de mon retour dans les vestiaires. De plus, autant les garçons se mesuraient de façon féroce au collège sur le plan sportif, autant au lycée la lutte s’était en grande partie reportée vers la gent féminine ; et, voyant que je ne semblais pas vouloir prendre part à cette compétition, ils m’étaient reconnaissants d’avoir un concurrent de moins. Quant aux filles, celles qui avaient tenté de m’approcher, et que j’avais sans doute vexées par mon indifférence, étaient parties vers d’autres cibles, sinon plus faciles, au moins consentantes. Bref, aux prises avec ma relation compliquée avec le sport, j’étais bien loin des préoccupations habituelles d’un jeune de seize ou dix-sept ans. Bon sang, qu’elles étaient bien hautes ces haies ! Déjà que je n’aimais pas spécialement courir, devoir en plus franchir un obstacle pareil, je me demandais bien comment j’allais pouvoir m’en sortir ! Malgré ma perplexité, je fus très attentif quand le professeur d’éducation physique nous détailla longuement la technique de franchissement des haies. Pour une fois, l’exercice me sembla plutôt équilibré : ni trop technique comme la gymnastique, ni trop physique comme le handball ou encore le lancer de poids. De façon étonnante, je m’intéressai même franchement à la question et surtout, je ne ressentis aucune tension particulière au fur et à mesure que la séance avançait. Sans me précipiter, j’observai attentivement la course de mes camarades, et notamment ceux qui pratiquaient l’athlétisme en club.

Je choisis un petit moment de flottement, un élève venait de faire tomber une haie, pour tenter ma chance sans que cela se remarquât. Fort de mon expérience malheureuse lors de la séance consacrée au saut en longueur, je me présentai sans précipitation devant la première haie et m’appliquai à franchir l’obstacle en suivant scrupuleusement les consignes du professeur : je lançai la jambe d’appui bien en avant puis, une fois la haie franchie, je fis comme si avec ma jambe d’esquive je voulais monter mon genou le plus haut possible. Je me surpris alors à réussir assez facilement le mouvement et une fois réceptionné, à compter les pas qui me séparaient de la haie suivante avant de recommencer, de façon presque instinctive. Mis en confiance par cet essai prometteur, j’indiquai au professeur que j’étais prêt à être chronométré avec le groupe suivant ; je jetai un bref regard sur mes quatre concurrents et m’installai dans mon bloc de départ en me concentrant au maximum. C’était bien la première fois que je ressentais, non pas la peur au ventre, mais plutôt une sorte d’excitation sereine et le sentiment de pouvoir enfin me mesurer aux autres sans crainte du ridicule.

Au coup de sifflet, je m’extirpai du bloc de départ avec une détermination et une fougue que je n’aurais jamais imaginées et chose incroyable, je me retrouvai au coude à coude, en lutte pour la victoire, avec le coureur qui était sur ma droite. Pendant toute la durée de la course, je ressentis une sorte de symbiose entre mon corps et mon esprit, les deux œuvrant ensemble pour franchir les haies de façon efficace. À l’arrivée, je ne fus battu que d’un fil et sur une trentaine d’élèves, je décrochai le cinquième temps. J’étais enfin arrivé à vaincre mes démons et j’en fus rasséréné pour la suite de ma scolarité au lycée. Bien entendu, jamais je ne renouvelai un tel exploit, mais j’avais retrouvé suffisamment confiance en moi pour réussir, quand il y avait un classement à la clef, à toujours me situer entre la dixième et la quinzième place, me garantissant ainsi un anonymat serein.

En parallèle de mes exploits au lycée, je découvris le ski de fond que je pratiquais régulièrement durant la période hivernale. Au cours de mon troisième hiver, je devais d’ailleurs garder un souvenir assez mémorable d’une randonnée en compagnie de Manu avec qui je passais le plus clair de mon temps pendant les vacances. Lui poursuivait ses études dans un lycée professionnel au sein duquel il attendait patiemment d’avoir le baccalauréat ; à la fin de sa scolarité, il rejoindrait son père qui venait de créer sa propre entreprise dans le secteur du bâtiment. Moi, dans mon lycée généraliste, j’avais beau en être au stade terminal, comme j’aimais en plaisanter, j’étais toujours bien en peine d’envisager un quelconque avenir.

*


Un samedi matin, par une journée sans nuages du mois de février, j’avais retrouvé Manu au pied d’une petite route qui permettait d’accéder à un vallon très profond, un vallon où « le narcisse des poètes qui déployait sa délicate blancheur au début du printemps laissera sa place au mois de mai aux tons violacés de la sauge des prés » déclama Manu en souriant de me voir étonné de sa tirade. Mais pour l’heure, nous étions bien loin de ce spectacle d’alpage : le soleil ne s’était pas encore levé et nous fûmes avant tout confrontés au goudron d’une route maltraitée par les gelées hivernales et les déneigements successifs ; nous marchâmes une bonne heure sur le macadam avec nos skis accrochés le long du sac à dos avant d’atteindre, au détour d’un virage, un chalet qui vivait là en solitaire. Au pied d’une fontaine où l’eau coulait à peine, la couverture sombre de la route se déchira pour laisser place à la neige. Brune au départ, lacérée par les pierres d’un contrefort rocheux qui perdait quelques cailloux en cours de journée, nous dûmes encore patienter avant de découvrir une neige immaculée. Il avait neigé deux ou trois jours auparavant et les quelques timides traces de skis qui avaient été recouvertes n’avaient pas encore eu le temps de faire leur retour ; seules des empreintes de pattes de lièvres et d’oiseaux avaient ôté à la neige sa virginité. Alors le soleil se leva, et malgré l’écran protecteur de nos lunettes, nous fûmes éblouis par la subite blancheur du décor qui nous enveloppait de toutes parts ; en contrebas, on ne distinguait plus les habitations et seuls de vagues bruits étouffés remontaient la vallée. Souhaitant profiter plus longuement de ce sentiment de plénitude, je proposais une petite pause à Manu. « Alors, déjà fatigué le touriste ? » plaisanta-t-il. « Hé toi, le rapporté ! tu es né ici peut-être ? » Et Manu de partir d’un grand éclat de rire. Depuis que nous nous connaissions, j’avais appris à ne plus me laisser faire, et en même temps que j’avais acquis de l’assurance, j’avais compris que derrière la grande carcasse se cachait un compagnon sensible et très attachant. Les mélèzes pliaient encore sous le poids de la neige fraîchement tombée, et malgré le froid, on sentait que le soleil sortait doucement de l’hiver : au cours de notre longue randonnée à ski, nous vîmes de nombreux ruisselets reprendre leur cours vers leurs quartiers d’été. « Frédo, nous venons de faire la partie la plus chiante de notre balade ; pas forcément la plus difficile, mais ce passage obligé sur le bitume, c’est franchement pas ma tasse de thé ! Maintenant que nous avons à la fois trouvé une belle neige et passé ce petit verrou, nous allons continuer dans le vallon que tu vois s’étendre au loin. Il est long, vraiment très long ; très peu de dénivelé c’est vrai, mais il doit bien courir sur huit kilomètres ! Nous n’allons pas le suivre jusqu’au bout, je te rassure ! On va bifurquer bien avant sur la droite en direction du col de la Pistourle. Là, ça va monter raide pendant cinq kilomètres, avant un dernier kilomètre pas trop pentu. Il a beau être facile sur le papier, comme généralement tu arrives là‑haut bien crevé, il te semble interminable ce dernier kilomètre. De plus, tu as l’impression de te retrouver dans une forêt en plaine alors que tu viens de te taper presque mille mètres de dénivelé depuis le bas. Allez, assez parlé ; c’est reparti si on veut arriver là-haut pour le casse-croûte ! »

Nous avançâmes d’abord joyeusement, Manu me racontant ces journées au lycée et surtout ses fins de semaine pendant lesquelles il passait une bonne partie de son temps à apprendre le métier avec son père. Sans vraiment nous en rendre compte, nous arrivâmes à la fameuse bifurcation. En regardant en direction du col, je pouvais deviner l’itinéraire que nous allions emprunter et notamment un passage sous une barre rocheuse qui vu d’ici me sembla presque infranchissable. Le soleil était maintenant si généreux que couplé à nos efforts, nous étions en sueur, même si avec l’altitude un léger vent rafraîchissait l’air ; nous avions l’un comme l’autre fait tomber la veste. Dans ce décor majestueux, la pente devint sévère et bientôt nous n’entendîmes rien d’autre que notre respiration ; parfois, le cri perçant d’un chocard tournoyant habilement au-dessus de nos têtes brisait le silence. Il nous fallut beaucoup de temps pour atteindre le passage sous la barre rocheuse ; avec la pente, progresser avec nos skis de fond dans une neige abondante ne fut pas des plus aisé et encore novice en la matière, je dus même déchausser plusieurs fois pour franchir certains passages délicats à pied, m’enfonçant dans la neige jusqu’à hauteur du genou. Essoufflé, je m’arrêtai en indiquant à Manu qu’il pouvait continuer s’il le souhaitait ; cette fois-ci, il ne se fit pas prier pour se reposer quelques instants ; et, pointant son bâton de ski en direction du profond vallon que nous venions de quitter, il déclara :

« c’est beau hein ! Tu vois la montagne au loin ? Oui, celle qui a le plus de neige. Hé bien, c’est la Tête de Tivos ; elle culmine à près de trois mille mètres. Là, à droite, c’est la Pointe de la Perdine, presque aussi haute. Ces deux sommets, tu peux les faire au printemps, une fois que la neige est bien stabilisée, mais avec des skis de randonnée, pas des skis de fond : il y a des pentes vraiment raides et il faut mettre des peaux de phoques sous les skis pour ne pas partir en arrière pendant la montée. Si tu veux, je t’apprendrai !

– On verra, on verra Manu, lui répondis-je en reprenant mon souffle. Je me satisfais déjà du ski de fond même si un peu de ski de piste ou de randonnée me permettrait certainement de progresser et d’être plus à l’aise en descente ! Parle-moi plutôt du chemin que l’on vient d’emprunter. C’est goudronné jusqu’en haut du col ?

– Ah non, pas du tout ! Le bitume s’arrête au niveau de la bifurcation. Avec un véhicule tout-terrain, on peut aller plus loin dans le vallon. En revanche, pour le col de la Pistourle, même si le chemin reste assez large, il y a plusieurs passages qui empêchent tout véhicule de passer. Là où nous sommes, il y a même un effondrement dû à des chutes de pierre. Ce qui pourrait se faire, c’est de monter le col en vélo, genre un vélo de cyclo‑cross, mais adapté à la montagne, avec des pneus plus gros tu vois ; enfin bon, je ne m’y connais pas trop dans ce domaine. Je dirais même que ce n’est pas mon rayon, ah ah ! Bon, ce n’est pas tout ça, mais on y retourne ! Je commence à avoir la dalle. Je connais un coin juste avant le col où l’on pourra s’arrêter manger. »

Cette halte m’avait fait du bien, beaucoup de bien. Et puis cette réflexion de Manu qui me laissa songeur : « Ce qui pourrait se faire, c’est de monter le col en vélo ». J’allais avoir bientôt dix-huit ans et depuis mon entrée au collège, j’avais peu à peu abandonné le vélo. Nous avions déménagé à la montagne depuis bientôt trois ans et jamais je n’étais remonté sur une bicyclette. Je n’avais même plus de vélo à la maison ; au moment du déménagement, mes parents avaient fait pas mal de tri dans toutes nos affaires, et le vélo dont je ne me servais plus qu’à de rares occasions était parti à la déchetterie. Cela faisait donc presque huit ans que j’avais laissé s’étioler, sans vraiment en avoir conscience, mon amour pour la petite reine. Tout à coup, je ressentis comme une vague me submerger. Je fus pris d’une irrésistible envie de descendre dans la vallée et d’enfourcher un vélo, n’importe quel vélo, et de partir avec lui pour une longue chevauchée. Il était même incroyable que je n’y aie jamais songé plus tôt, surtout avec le terrain de jeu qui s’offrait à moi depuis que j’habitais ici. J’étais au pied de cols mythiques, et si la circulation était un peu plus dense l’été, la période s’étalant d’avril au début de l’été, et ensuite l’arrière-saison jusqu’au milieu du mois de novembre devait vraiment être propice à la pratique du cyclisme. En une poignée de secondes, tous mes souvenirs liés à la bicyclette me revinrent en mémoire : mes tours de tricycle autour de la table de la cuisine ; les petits cyclistes en plastique sur les tortueux circuits du tas de sable ; le vélo blanc et la cour du collège sous la chaleur ; le tas de compost et les oies de Tante Lisa et tante Suzette ; les courses improvisées avec Jérôme ; mes bleues sur les fesses après une virée avec Manu. J’avais soudain l’impression d’être comme un vieux monsieur se souvenant de sa plus tendre enfance… « Bon alors, qu’est-ce que tu fabriques ? commença à s’impatienter Manu. On va pas rester là toute la journée ! » Je lui fis un petit signe amical ; mais avant de me remettre en route, je regardai le pied du col qui allait bientôt disparaître et murmurai à son attention dans un sourire presque béat : « à bientôt ! »

Un peu moins d’une demi-heure plus tard, légèrement en contrebas du col que l’on distinguait derrière l’épaisse forêt de mélèzes, Manu me montra la petite clairière où nous allions nous arrêter pour nous restaurer. Il était déjà presque quatorze heures et nous étions franchement en retard. Néanmoins, nous nous installâmes confortablement sur une grosse souche de bois qui dépassait de la neige. Manu commença à farfouiller fiévreusement dans son sac à dos et à ma grande surprise, en fit surgir successivement un petit réchaud à gaz, deux timbales cabossées, une petite casserole de camping ainsi qu’une gourde et une boîte d’allumettes. Il étala tout son attirail dans la neige, se frotta les mains et en tournant vers moi un visage jubilatoire, il me demanda : « et maintenant, on va passer aux choses sérieuses ! Dis-moi Frédo, tu as déjà bu du vin chaud ? »

*


Il était presque seize heures. Nous n’avions pas vu le temps passé et le soleil commençait sa descente en direction des montagnes. « Merde ! tu as vu l’heure Frédo, il faut qu’on se dépêche, mes parents vont commencer à s’inquiéter ! » Le versant opposé du col de la Pistourle redescendait dans une petite vallée proche de Fontperdu et il avait été convenu que le père de Manu nous retrouverait sur la place de la mairie vers dix-sept heures ; ensuite, je passerais la nuit et le dimanche chez Manu. Mais avant cela, une longue descente de dix kilomètres nous attendait, ce qui en ski de fond n’était pas rien, surtout sur des chemins pas spécialement tracés pour. Et puis… en me levant de ma souche, je constatai que j’avais franchement trop bu. C’était la première fois que cela m’arrivait et la sensation n’était pas désagréable : j’avais chaud et je me sentais un peu comme dans du coton. J’étais bien, vraiment bien. Seul souci, mes pieds ne voulurent pas aller exactement là où je le souhaitai et il me fallut un long moment avant de pouvoir chausser mes skis. Il nous restait encore deux cents mètres de montée avant de passer le col et dès le début je m’essoufflai au point d’avoir presque envie de vomir. « Je crois que j’ai trop bu ! indiquais-je à Manu qui s’énervait franchement de nous voir autant en retard.

– Tu aurais pu me dire que tu n’avais pas l’habitude de picoler ! Je ne t’aurais pas resservi quatre fois ! C’est comme si je t’avais administré une dose de cheval !

– Ben c’est toi l’espert, euh… l’exp-p-p-ert en la matière. Je ne sa… je ne sav-v-vais pas que ça pouvait être si fort t-t-ton… ton truc. Et puis tu m’as dit que l’acol… heu… l’alcool s’évap-p-porait quand on le chauffait. Pouf ! A pu l’alcool, envolé !

– Arrête tes conneries, il faut vraiment qu’on se dépêche maintenant ! On en a encore pour deux heures. Mon père va me passer un de ces savons ! »

Le début de la descente fut catastrophique. Entre les effluves d’alcool qui me tournaient la tête, la piste raide et bosselée et ma dextérité sur les skis de fond qui n’était pas extraordinaire, je chutai à de nombreuses reprises. Heureusement, la pente vint à s’adoucir et pendant une demi-heure au moins, je pus enfin laisser glisser mes skis sans risquer me rompre le cou. Grisé par l’alcool et la vitesse, j’essayais même de doubler Manu en hurlant comme il aimait à le faire à l’époque de nos chasses à la boudrague :

« Attention, alors qu’on le croyait définitivement distancé, voilà que Frédo revient sur la tête de course au prix d’un effort inouï ! Le voilà maintenant en deuxième position, en lutte pour la victoire ! C’est incroyable, quel final extraordinaire, mesdames et messieurs ! C’est magnifique, c’est…

– Attention Frédo, il y a un virage. Freine, bordel, freine ! »

Quand je repris mes esprits, je vis en gros plan le visage inquiet de Manu. Pendant un moment, j’avais été incapable d’ouvrir les yeux et de bouger alors que j’entendais clairement Manu me parler et me tapoter les joues. J’avais l’impression de me trouver dans mon lit en train de faire un rêve agréable. Malheureusement, cette douce sensation ne dura pas longtemps et bientôt je grelottai. J’avais également très mal à la tête, ne sachant pas si cela provenait de la chute ou bien de l’alcool qui continuait à répandre ses méfaits. « Hé bien tu m’as fait une belle frousse, mon Frédo ! Heureusement que c’est de la neige molle qui a amorti ta chute, car tu t’es quand même retrouvé trois mètres en dessous du virage ! Bon, tu m’as l’air de pas trop mal récupérer ; on va descendre tout doucement en direction de la station de ski qui n’est pas très loin. Là, on trouvera un bar pour se poser et je me débrouillerai pour joindre le paternel avant qu’il alerte les secours en montagne ! »

Manu fut un camarade exemplaire. Il expliqua à son père que j’avais fait une grosse chute dans la descente, que l’on s’était dérouté vers la station de ski et que pour me remettre de mes émotions, il m’avait acheté un vin chaud. Je ne sais si le père de Manu crut complètement à l’histoire de son fils, mais il était tellement rassuré de pouvoir me remettre à mes parents en un seul morceau qu’il se satisfit de cette version sans poser de questions. D’ailleurs, ni les uns ni les autres n’épiloguèrent sur ma bosse sur le front quand mes parents vinrent me chercher le dimanche après‑midi. De mon côté, je me promis simplement d’être plus prudent vis-à-vis de la montagne… et surtout de l’alcool.





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Ravélo Bernard
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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par Ravélo Bernard »

Yop

On a hâte à le lire sur un 'vrai" vélo, monter ce fameux col :D


Ravélo Bernard
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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour Ravélo,

Tout d'abord merci de suivre les aventures de Frédo depuis le début.
J'espère que Frédo aura de la suite dans les idées et que tu pourras lire très prochainement la montée du col de la Pistourle... sur deux roues !

Bien à toi,
wiwi


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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour à tous,

Suite à sa mésaventure au col de la Pistourle, Frédo va-t-il enfin remonter sur le vélo ?

Bonne lecture,
wiwi




Le moutain-bike




Je venais d’avoir dix-huit ans et mes parents m’avaient demandé quel cadeau me ferait plaisir pour mon anniversaire. À mon grand étonnement, je fus bien en peine de pouvoir leur répondre. C’est curieux ; on pense sans cesse à tous les objets que l’on aimerait posséder, et le jour où l’on vous pose vraiment la question, on ne sait pas quoi répondre, comme si on se faisait envie de beaucoup de choses, mais qu’on n’avait finalement besoin de presque rien...

En méditant de la sorte alors que je flânais aux abords du centre-ville, je repensai à cette dissertation de philosophie qui m’avait permis de glaner deux petits points dans ma quête laborieuse du Baccalauréat, et dont le sujet était : « L’avenir est-il une page blanche ? » Douze sur vingt, ce n’était pas si mal pour quelqu’un qui ne savait toujours pas ce qu’il allait advenir de lui à la rentrée prochaine. Étais-je trop insouciant ? Pas assez prévoyant ? Difficile de vraiment le savoir. Pour l’instant, mon avenir n’était, ni noir, ni gris, ni blanc ; il n’existait pas, tout simplement.

Peu avant d’arriver devant une petite place arborée, je longeai des arcades sous lesquelles étaient installés plusieurs commerces. Il y avait là un magasin de sport consacré à la montagne, une auto-école et… un marchand de cycles. Je passais souvent par cet endroit quand j’allais au lycée et curieusement, jamais je n’avais remarqué le marchand de cycles. Je m’arrêtais devant ce dernier, l’air songeur : dans la vitrine était exposé une drôle de machine, un vélo bleu foncé avec de gros pneus et un guidon droit. Mais d’où pouvait sortir un pareil engin ? J’entrais dans le magasin. En désignant le curieux vélo de la vitrine, le vendeur me vanta longuement ce nouveau concept en provenance des États-Unis qui commençait à connaître là-bas plus qu’un succès d’estime. Si le mountain bike venait de timidement débarquer dans ma petite ville de montagne, il allait bouleverser mes vacances avant de révolutionner le monde de la bicyclette dans les cinq années qui allaient suivre. Aujourd’hui, j’avoue être assez fier de penser que j’ai été un des précurseurs d’une époque où il fallait un petit grain de folie pour se lancer sur les routes et les sentiers de montagne avec des vélos en acier qui dépassaient souvent les quinze kilogrammes tout en ne possédant aucun système d’amortissement. En leur annonçant que j’avais eu une idée pour mon anniversaire, mes parents furent ravis de me voir retrouver un sourire qui s’était quelque peu effiloché durant mes trois années de lycée. Alors certes, je ne savais toujours pas à quelle sauce j’allais être mangé à la prochaine rentrée, mais pour ce début de grandes vacances, dompter le col de la Pistourle et ses virages alcoolisés fut le premier objectif qui me vint à l’esprit en admirant mon nouveau compagnon au fond du garage.

Avant de me lancer dans cette aventure, un minimum de préparation s’avéra nécessaire. J’eus notamment un peu de mécanique à réaliser puisqu’en complément du vélo, j’achetai un bidon et son porte‑bidon, un petit compteur de vitesse filaire ainsi qu’une paire de pneus à gros crampons, le vélo étant par défaut équipé de pneus relativement lisses et peu adaptés à la pratique sur les chemins et autres sentiers. Il m’avait également été offert un casque en polystyrène de couleur verte. Au début, le cadeau ne me fit pas spécialement plaisir, le port du casque étant encore inexistant à cette époque, mais très rapidement il devint un allié précieux, et ce même sur les trajets les plus anodins. La pause du porte-bidon fut relativement facile : il suffisait de dévisser deux écrous, de poser une pièce en acier dans les trous laissés vacants puis de revisser. L’installation du compteur fut plus compliquée et j’eus bien du mal à dompter l’excédent de fil avant de trouver la solution en l’enroulant autour de la fourche puis des câbles de frein. Mais le plus difficile était à venir : le montage des pneus se révéla extrêmement pénible. Dans un premier temps, je dus de nouveau me rendre au magasin pour acheter un jeu de démonte-pneus, même si le mécanicien m’indiqua qu’avec un peu de pratique il était tout à fait possible de démonter un pneu sans le moindre outil. Quand je pense qu’il me fallut plus d’une heure avant de pouvoir changer mes pneus ! Avec la pratique, je devins heureusement beaucoup plus efficace, et si au début je rendis régulièrement visite au marchand de cycles pour le moindre dépannage, j’acquis avec le temps suffisamment d’expérience pour effectuer moi-même les réparations les plus courantes. Quinze années plus tard, mon fidèle Mountain bike avait encore fière allure et c’est certainement pour cette raison qu’on me le déroba dans un garage à vélo aux abords d’une gare. Je fus si triste ce jour-là que j’aurais bien fait trébucher et mis au supplice n’importe quel voleur de pommes passant à ma portée.

Pour apprivoiser mon nouveau vélo, je fis d’abord quelques petites balades autour de chez moi ; je n’avais encore jamais eu l’occasion d’utiliser un vélo avec autant de vitesses. Avec ses trois plateaux et ses six pignons, je me retrouvais à devoir jouer avec dix-huit vitesses, ce qui ne se fit pas sans mal : je rentrais souvent avec les mains noircies par la graisse, la chaîne ayant sauté à trois ou quatre reprises ; il arrivait même qu’elle se bloquât entre le dérailleur et le cadre et je devais alors tirer dessus de toutes mes forces pour la décoincer. Je dus d’ailleurs en changer très rapidement tant elle fut malmenée. Au‑delà de l’aspect mécanique, ces premières escapades me furent d’autant plus nécessaires que le relief de la région n’avait rien à voir avec ce que j’avais pu connaître autour de mon petit village de campagne : j’étais souvent confronté à d’imposantes montées au cours desquelles je devais mettre pied à terre sans jamais en voir la fin. Certes, il y avait bien quelques routes peu accidentées, mais c’étaient principalement de grands axes de circulation qu’empruntaient d’énormes poids lourds ravitaillant les vallées voisines. Malgré ces péripéties, j’avais hâte de retourner m’aventurer du côté du col de la Pistourle et après trois intenses semaines d’entraînement, je choisis la fraîcheur matinale du dernier dimanche de juillet pour entreprendre ma première longue randonnée.

Il me fallut presque deux heures pour atteindre la fontaine près de laquelle nous avions chaussé les skis avec Manu. L’eau y coulait maintenant abondamment et je pris le temps de remplir mon bidon avant de me désaltérer. L’impression était très différente de celle ressentie lors de mon passage précédent, et pas seulement en raison d’un paysage qui n’avait plus les mêmes couleurs, le vert des mélèzes ayant pris le dessus sur la blancheur hivernale. Ce qui avait radicalement changé, c’était que je n’avais plus cette même sensation de solitude ; j’entendais distinctement tous les sons en provenance de la vallée : le bruit du torrent qui coulait ; un moteur de tronçonneuse dans la scierie de la zone artisanale ; le ronronnement incessant des voitures traversant la vallée. L’hiver, l’activité humaine semblait comme assoupie sous la couverture neigeuse. Après cette courte pause, je remontai sur le vélo en même temps que la voiture du facteur arrivait à ma hauteur pour déposer le courrier dans une boîte aux lettres. « Hé bien mon garçon, heureusement qu’ils m’ont donné une bagnole à La Poste, parce qu’avec tous les chalets qui sont disséminés çà et là sur les hauteurs, il me faudrait plus d’une journée pour livrer tout le monde en vélo ! Sans compter qu’avec les sacoches pleines de courrier, je me vois mal monter ces fichues côtes ! Quand je pense que mon prédécesseur, au début de sa carrière, livrait tout le village en pédalant, je me demande comment il faisait ! Enfin bon, le village était bien moins étendu que maintenant. Et puis… il lui arrivait souvent de donner le courrier à des bergers qui montaient dans les alpages voire à un voisin qu’il rencontrait au bistrot avant de partir en tournée ! Tu imagines un truc pareil de nos jours ? Impensable n’est-ce pas ! Moi, je dois me dépêcher de faire le tour des boîtes aux lettres le matin pour pouvoir refourguer des produits financiers et autres services à la con aux petites mamies qui viennent l’après‑midi retirer un peu de leurs économies au guichet. Quant aux villageois, ils sont de moins en moins nombreux à bien vouloir m’accueillir à la fin de l’année pour m’acheter mon calendrier ; ils sont surtout là pour râler quand leur lettre en provenance de l’autre bout du pays a eu besoin de trois jours pour faire le trajet au lien des deux réglementaires. Mais que les gens sont bien pressés de nos jours, même dans un petit village de montagne comme celui-là ! Dans une grande ville, je dis pas, mais ici, franchement ! Et puis avant, j’avais l’impression d’être au service des usagers ; ils étaient d’ailleurs contents. Hélas, au fur et à mesure… Bon allez, je te laisse faire ta randonnée en vélo ; j’arrête de radoter comme un vieux schnock ! Et à propos de vélo, ils sortent de sacrées machines maintenant ! C’est pour faire du tout‑terrain ton engin ? » Et avant que je pusse lui répondre, il remonta prestement dans sa voiture et redescendit la route en trombe en même temps qu’il klaxonnait en me faisant un signe de la main. Je me mis à sourire ; effectivement, l’hiver était beaucoup plus paisible, mais l’été apportait son lot de rencontres inattendues !

Je repris la route ; un dernier passage assez raide et je me retrouvai au début de l’interminable faux plat menant au vallon. Il était encore relativement encaissé à cet endroit : sur le flanc gauche, une falaise en calcaire se dressait sur plus de deux cents mètres tandis qu’en contrebas le torrent se transformait en petites cascades successives pour atteindre plus rapidement la vallée. Il me fallut atteindre la bifurcation qui menait au col de la Pistourle pour voir le vallon s’élargir ; j’entendis au loin le son des clarines et dans les alpages qui se dévoilaient devant moi, de longues herbes ressemblant à des cheveux d’ange jouaient avec le vent. En levant la tête vers le col, je reconnus le fameux passage sous la barre rocheuse ; plus haut encore, les chocards saluaient bruyamment mon retour. Je commençai mon ascension avec prudence. Le terrain me parut beaucoup plus accidenté que cet hiver ; sans doute la neige adoucissait-elle les reliefs. J’avais l’impression de suivre une ancienne route forestière dont j’apercevais par endroit d’antiques plaques de béton se mêler à la terre et aux cailloux. Je m’étais inquiété de devoir pousser, voire porter mon vélo en raison d’un chemin complètement défoncé ; finalement, il était très praticable : durant toute la montée je ne dus mettre pied à terre que deux ou trois fois et en moins d’une heure j’atteignais la fameuse barre rocheuse où je pris le temps de m’imprégner du paysage. Face à moi, les dernières pentes de la Tête de Tivos et de la Pointe de la Perdine accueillaient encore de la neige. Peu avant d’arriver en haut du col, je reconnus la clairière et peut-être même la souche sur laquelle nous avions déjeuné avec Manu cet hiver. Cette fois, je me contentai d’eau dans laquelle j’avais ajouté quelques cuillerées d’une boisson énergétique en poudre, et tant pis si le goût d’orange chimique était nettement moins agréable que l’odeur de cannelle du vin chaud de Manu. Je ne m’arrêtai pas très longtemps : le plateau qui s’étalait de part et d’autre du col était investi par les vaches et je fus très vite chassé par les mouches et les taons qui leur tenaient compagnie.

Avant d’entamer la descente, j’eus une légère pointe d’appréhension : je n’avais encore jamais réalisé un tel dénivelé avec un vélo ; de plus, ma chute en ski de fond était encore présente dans ma mémoire. Dès le premier virage, je fus pourtant rassuré : sur ce versant du col, je retrouvai un large chemin carrossable. Dans les lignes droites, sentant le vent me fouetter le visage, je lâchai les freins ; le paysage défilait rapidement, mais je ne me montrai pas imprudent pour autant : bien avant le virage, je décélérais progressivement avant de reprendre de la vitesse dans la ligne droite qui suivait ; cette fois-ci, je n’allais pas rater un tournant pour me retrouver trois mètres plus bas, car sans la neige pour amortir ma chute… Je chassai immédiatement cette funeste pensée de mon esprit ; d’ailleurs, j’avais passé depuis longtemps le virage en question : j’arrivais à la bifurcation qui permettait de remonter vers la station de ski ou de continuer vers Fontperdu. Plutôt que de prendre la route, je choisis d’emprunter le sentier de randonnée qui serpentait dans une dense forêt de mélèzes. Ce secteur fut assez délicat à maîtriser et je dus donner de bons coups de reins pour permettre aux quinze kilos du vélo de prendre les lacets les plus serrés dans le bon sens. Enfin, j’arrivai en bas de la descente et longeai un centre équestre dont les pensionnaires hennirent à mon passage avant que je rejoignisse la route goudronnée. Si je la suivais vers la droite, je remonterais la vallée qui me ramènerait vers la ville. En prenant à gauche, je remonterais vers le village de Fontperdu situé à un kilomètre de là.

J’eus soudain très envie de passer voir Manu dans son petit hameau. Malheureusement, j’étais déjà bien fatigué et je savais que le retour allait être fastidieux ; il me parut bien imprudent de m’attaquer à l’ascension de trois kilomètres qui me mènerait à son chalet. Toutefois, je ne pus m’empêcher de faire un petit crochet par Fontperdu, ne serait-ce que pour m’arrêter à une fontaine : l’après‑midi était déjà bien entamé et avec la chaleur qui se faisait plus vive dans la vallée, j’avais besoin de me ravitailler en eau. En m’approchant de la fontaine située à l’entrée du village, quelle ne fut pas ma surprise de voir Manu, assis contre un mur, en train de griffonner quelque chose sur un bloc de papier posé sur les genoux. Il était si absorbé qu’il ne me vit pas arriver.

« Alors Manu, tu fais des plans pour un chalet ?

Manu resta interloqué en me dévisageant ; il eut besoin d’un long moment avant de me reconnaître derrière mon casque et mes lunettes.

– Frédo ! Quelle surprise ! Mais qu’est-ce que tu fais là ! Et c’est quoi ce vélo ? On dirait que tu as traversé le désert ou un canyon, tu es couvert de poussière !

– Tu sais, dans la descente du col de la Pistourle, il y a effectivement une sacrée poussière en été ! C’est grâce à toi si je suis là d’ailleurs, j’ai refait la même balade que nous avions réalisée en ski de fond cet hiver, tu te souviens ?

– Si je m’en souviens ? Tu penses bien que je ne suis pas prêt de l’oublier ! On s’était quand même bien marré malgré ta gamelle au milieu d’une neige imbibée de vin chaud ! Si tu continues comme ça, tu vas devenir un vrai gars de la montagne… sur deux roues certes, mais de la montagne quand même !

– Et toi, que fais-tu assis contre ton mur, tu dessines ?

Pendant quelques secondes, Manu garda la main sur son bloc, comme s’il souhaitait en masquer le contenu. Je le vis hésiter avant de m’adresser de nouveau la parole. Quand il se mit à parler, les inclinaisons de sa voix s’étaient mues en quelque chose qui s’apparentait à de la confidence ; sa faconde habituelle se fit même plus discrète.

– Non, je ne suis pas en train de réaliser des croquis pour mon père, je… Tu sais Frédo, les soirées là-haut sont parfois un peu longues. L’hiver, il nous arrive régulièrement d’être bloqués par la neige pendant deux ou trois jours. Sais-tu qu’au mois de décembre, le soleil peut se coucher avant trois heures de l’après-midi ? Ce n’est pas que je me sente seul ou triste, c’est… comment dire… Je ne sais pas trop comment l’exprimer… En fait, à l’époque du collège, il m’arrivait de me sentir un peu loin de tout et de m’ennuyer dans le hameau ; j’étais tellement heureux de prendre tous les matins le car, en bas à Fontperdu, puis de filer vers la ville rejoindre le monde civilisé. Parfois, ma mère venait me chercher à la fin des cours et c’était pour moi l’occasion d’aller au cinéma ou de faire quelques courses dans un centre commercial. Pour moi, ce sont des souvenirs inoubliables !

Quand j’ai débarqué au lycée, il s’est passé quelque chose de bizarre. Alors que j’étais fermement décidé à suivre les traces de mon père, j’ai commencé à lire des bouquins suite à une discussion avec la dame qui s’occupait du centre de documentation. Tu penses bien qu’elle fut trop heureuse de tomber sur un élève de lycée professionnel s’intéressant un tant soit peu à la littérature ! Un jour, elle m’a prêté les romans de Marcel Pagnol sur son enfance et là… en lisant les vacances de Marcel avec son ami Lili, j’ai immédiatement pensé à nous deux avec nos chasses à la boudrague ! Et je me suis dit, comme ça, sans réfléchir : pourquoi pas moi ? Je t’arrête tout de suite Frédo ! Je n’ai pas la prétention de me comparer à Pagnol ! Tout ce que j’ai de commun avec cet immense écrivain, c’est d’être né pas très loin de chez lui ! Mais quand même, ça m’a fait sacrément réfléchir… Alors depuis deux ans maintenant, je fais mon apprentissage en écrivant des petits textes qui ressemblent un peu à des cartes postales. Je me pose à un endroit et j’écris quelque chose en fonction de ce que je vois, de ce que je ne vois pas aussi ! Bien entendu, il est souvent question de montagne. Je… tiens, ça fait un moment que je travaille sur celui-là et je crois qu’il est à peu près terminé ; tu veux y jeter un coup d’œil ou tu es pressé de rentrer chez toi ?





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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour à tous,

Une petite pause poético-existentielle au cours de ce récit...

Bonne lecture,
wiwi




Fonte des neiges





Au pied de montagnes enneigées dont le sommet est teint en rose par le soleil levant, un village de montagne se réveille en sursaut : des ouvriers s’affairent à l’intérieur du terrain de camping pour préparer la saison estivale. À grand renfort de marteaux et de perceuses, ils remettent en état les bungalows abîmés par la neige. D’ici quelques mois, les premiers vacanciers s’installeront et devront s’habituer au grondement du torrent qui coule à proximité. Ce matin, ce dernier sort à peine de sa torpeur hivernale ; son débit augmente doucement, mais on n’entend pas encore le bruit sourd des rochers entraînés par le courant.

En quittant le terrain de camping par un petit pont de pierre, on accède à une large plaine au milieu de laquelle un grand serpent blanc finit de se dorer au soleil : plus qu’un jour ou deux et la piste de ski de fond aura complètement disparu. Encore un peu grise, l’herbe tarde à se relever. Elle préfère rester couchée, pour le plus grand bonheur d’un joueur de golf qui trouve là un tapis idéal pour s’entraîner. Inlassablement, il tape des coups de trente à cinquante mètres en visant le pied du mât qui accueille en été la manche à air servant de repère aux parapentistes. Parfois, il met un peu de temps pour localiser une balle qui a roulé dans une des nombreuses galeries creusées par les rongeurs et dont on voit nettement les coulées affleurer à la surface du sol. En ramassant sa balle, l’homme tombe régulièrement sur des vestiges de la saison hivernale : un gant, un tube de crème solaire, quelques pièces de monnaie ; et plus étonnant : un feutre de couleur rouge, le rond d’un panneau de sens interdit.



Sur le chemin du retour

J’appréhendais la dernière partie de ma randonnée, car pour couper au plus court, je choisis d’emprunter la route nationale avec ses longs faux plats montants et ses lignes droites monotones. Heureusement, il n’y avait pas de vent et la chaleur de l’été commençait à se dissiper avec la fin de l’après-midi ; la route ne connaissait pas non plus sa circulation habituelle et je laissais, la fatigue aidant, mes pensées m’envahir. Les images de ma sortie se mélangeaient avec ma rencontre inopinée avec Manu et une facette de sa personnalité dont j’ignorais jusqu’ici l’existence. Nous devions avoir à peine plus de dix ans lors de notre première rencontre et il m’avait paru évident qu’il deviendrait plus tard un grand gaillard magnant avec aisance la hache et le marteau, crachant dans ces mains avant de prendre fermement l’outil en poussant un juron sonore pour se donner du courage. D’ailleurs, son entrée dans un lycée professionnel et son avenir tout tracé au sein de l’entreprise de son père me confirmèrent en grande partie mes premières impressions. De mon côté, mon physique que je jugeais souffreteux et mon déménagement au grand air, mes désillusions au collège ainsi que mes incessants états d’âme me faisaient volontiers penser au parcours chaotique d’un artiste en souffrance. Alors que nous venions d’atteindre l’un et l’autre la majorité, si nous avions eu envie, à cet instant même, de partir à la chasse à la boudrague, sans doute aurais-je moi-même piloté le vélo, avec Manu sur mon porte-bagages ; et, une fois arrivé près du torrent, ce dernier aurait certainement sorti un petit carnet de sa poche pour noter l’esquisse d’une description qu’il peaufinerait plus tard dans la soirée et la solitude de son chalet. Je pensais de nouveau au fait que je devais décider de mon orientation pour l’année prochaine ; cela commençait à franchement m’inquiéter. C’était étrange ; alors que j’étais aux portes d’un choix qui allait certainement avoir d’importantes répercussions sur mon avenir, je constatai que je n’y avais consacré que bien peu de temps. Comme la plupart des garçons, j’avais bien dit à mes camarades de primaire, histoire de changer un peu de pompier ou policier, que je voulais être pilote d’hélicoptère quand je serais grand ; plus tard, à l’adolescence, devant mes mornes bulletins scolaires et devant le peu d’intérêt que je portais aux métiers exercés par mes proches, j’avais préféré faire l’autruche. Ce qui était étonnant également, c’était que jamais je ne m’étais imaginé devenir coureur cycliste professionnel ou exercer un métier dans le monde du vélo malgré son importance dans mon existence. Pour quelles raisons n’osais-je pas me lancer dans cette aventure ? Que s’était-il passé pour que je m’interdisse si tôt de rêver ? Une fois le baccalauréat en poche, je m’étais pourtant retrouvé du jour au lendemain sur une bicyclette à pédaler pendant des heures durant. S’agissait-il d’une nouvelle tentative d’évasion, une évasion certainement salutaire quand on avait vécu comme moi dans des établissements scolaires comme dans une prison à ciel ouvert ? Ou bien prenais-je de nouveau le temps de rêver et de…

Un furieux coup de klaxon me fit sursauter ; je venais de m’engager dans un rond‑point sans vraiment regarder autour de moi. Heureusement, l’automobiliste qui arrivait sur ma gauche fut plus vigilant. J’arrivais dans les faubourgs de la ville ; il était préférable que je me concentrasse sur l’ultime kilomètre qui me séparait de la maison si je ne voulais pas que mes divagations sur la complexité de la destinée s’arrêtassent brutalement.





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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour à tous,

Je ne serais pas surpris que la plupart d'entre vous reconnaissiez ce haut lieu du cyclisme qui se cache derrière Le col de Frédo, et dont je me suis (très largement) inspiré.

Bonne lecture,
wiwi


Le col de Frédo








Durant la première moitié de l’été, je me consacrai entièrement aux chemins cahoteux et aux sentiers, découvrant des lieux plus sauvages les uns que les autres où souvent se dévoilaient devant mes yeux émerveillés de splendides panoramas. Pourtant, tout en sachant que mon vélo n’était pas franchement la machine idéale pour les longues sorties sur le goudron, plus les jours passaient et plus j’avais envie de me frotter aux géants de la route qui dominaient les vallées voisines. J’étais fasciné par leur renommée et surtout très impressionné par ce qui m’attendait. Pour l’un d’entre eux, les chiffres parlaient d’eux-mêmes : plus de mille mètres de dénivelé en seize kilomètres ; une pente moyenne de sept pour cent avec des passages à plus de dix ; une arrivée au sommet du col à près de deux mille quatre cents mètres d’altitude. Et tout ceci pour une sortie qui totaliserait cent kilomètres ! Une telle distance me faisait presque tourner la tête, moi dont la sortie la plus longue devait se situer entre cinquante et soixante kilomètres.

Quelques jours après le quinze août, enfin je me décidai : peu avant sept heures, je m’attaquai, moi le petit Frédo et mon mountain-bike bleu foncé, à un des monstres sacrés du Tour de France. J’étais habillé avec des vêtements courts et le froid me mordait férocement les avant-bras et les jambes. J’avais beau pédaler comme un forcené pour me réchauffer, rien n’y faisait ; empruntant une large route qui descendait en suivant le torrent, j’étais transi sur mon vélo. Je dus attendre plus d’une heure pour enfin me réchauffer grâce aux premiers rayons du soleil qui illuminaient un long faux plat montant. Pour mieux profiter de cette chaleur bienvenue, je fis une pause aux abords d’un cours d’eau asséché et grignotai une barre de céréales. « Le Merdanel » indiquait le panneau surplombant le petit ru ; en souriant, je me demandai si c’était en raison de sa taille minuscule ou de son nom que ma chère maîtresse ne l’avait jamais évoqué quand elle nous montrait avec sa règle la Durance sur la carte de France.

Quelques kilomètres plus loin, je quittai la grande route pour entrer dans une petite ville qui cohabitait avec une forteresse dominant la vallée. Pendant deux kilomètres, la pente s’éleva progressivement avant de longuement zigzaguer dans des gorges somptueuses et tortueuses à en perdre la tête. Je devais vite revenir à la raison : je connus pour la première fois la traversée d’un très long tunnel, seul dans le noir avec comme unique point de repère une faible lueur au loin ; et cette peur incontrôlable qui me saisit en entendant, non pas le moteur d’une voiture, mais des grondements assourdissants. Pris de panique, je pédalai à en perdre haleine, fixant au loin le petit trait de lumière qui me semblait être ma seule chance de salut. Le bruit démoniaque se rapproche, je vais disparaître dans la gueule d’un monstre assoiffé de sang ! La fin du tunnel est là, juste devant moi ! Un dernier effort et tu vas peut‑être t’en sortir ! Je suis sauvé ! Oui ! Le tunnel est fini ! Je suis sain et sauf ! Hourra ! … Une camionnette me double en pétaradant joyeusement… Aujourd’hui comme hier, je bascule souvent dans un univers fantasmagorique dès lors que j’entre dans un tunnel. C’est un des rares moments où je prends pleinement conscience de ma fragilité de cycliste même si elle atteint en ces instants le paroxysme de l’irrationnel.

Le tunnel n’est plus qu’un lointain souvenir ; je ne me suis jamais senti aussi vivant. Arrivé à une intersection, je tourne à gauche et attaque les contreforts du col. La pente s’élève fortement et par prudence, j’opte pour un rythme assez lent, afin de ne pas me laisser griser par l’événement. Je me sens bien, mais je n’accélère pas pour autant ; j’essaye de maintenir un pédalage le plus souple possible. Cela semble efficace puisque je double, à leur grande surprise, quelques cyclistes en danseuse sur leur vélo de route. Après trois kilomètres de montée, un village de montagne apparaît devant moi au pied d’une courte descente. Je me laisse glisser en profitant du paysage : à droite des alpages ; à gauche, une falaise qui surgit d’une forêt de mélèzes. En traversant le village, j’aperçois une fontaine. Je m’arrête pour reprendre des forces et remplir mes gourdes ; un vent léger fait son apparition et j’ignore à cet instant qu’il va se renforcer à la sortie du village et s’allier avec une pente sévère et sans fin qui me collera à la route. Pas un seul lacet pour se relancer ; seulement une longue ligne droite sur une route au revêtement revêche et le vent qui, de façon implacable, me pousse en arrière. La pente s’élève encore et toujours alors que j’aperçois furtivement des enfants sortir en riant d’un magasin de jouets en bois. Je commence à fatiguer, je pédale comme je peux ; parfois, je fais un écart sur le côté ; j’ai l’impression de faire du surplace.

Alors que je m’apprête à mettre pied à terre, j’aperçois enfin un long virage qui rabat la route vers une forêt de mélèzes : j’espère qu’ils vont faire barrage à ce mistral qui s’est aventuré bien loin de ses terres habituelles. Je m’engage dans le virage en retrouvant un peu de courage ; hélas, la pente est encore plus prononcée. Certes, les lacets offrent, lorsque je les prends bien à l’extérieur, une petite accalmie, mais dès que j’en suis sorti et que je me retrouve face à la route qui s’élance vers les sommets, je me demande comment je vais pouvoir continuer à progresser. Je suis de plus en plus fatigué ; je baisse les yeux et fixe le bitume qui défile lentement sous mes roues. Je ne vois plus que le vert de la forêt de mélèzes ; je n’arrive plus à regarder en arrière sans faire de dangereux écarts. Soudain, alors que je suis une nouvelle fois proche de descendre de vélo, je crois distinguer comme une clairière au bout d’une ligne droite ; une nouvelle fois, je reprends espoir et dans un voile blanc, il me semble apercevoir le ballet des voitures qui se garent et repartent. Enfin, j’arrive à leur hauteur. Mon Dieu ! quel spectacle ! Une immense casse rocheuse m’ouvre les bras ; elle semble vouloir avaler la route qui redescend pendant cinq cents mètres avant de repartir de plus belle vers les hauteurs au milieu d’un paysage lunaire.

Tout à coup, j’ai l’impression de repousser la fatigue ; venue de nulle part, une exaltation intense m’aide à trouver des forces insoupçonnées. Je file dans la courte descente à toute vitesse, comme si je voulais prendre un élan majestueux qui me projetterait jusqu’en haut du col. Bien entendu il n’en est rien ; les jambes me brûlent ; j’ai passé depuis longtemps ma dernière vitesse ; je suis constamment en danseuse. Mes yeux se brouillent ; je tangue un coup à gauche puis un coup à droite. Vite, les mains tremblantes, je saisis mon bidon pour boire une gorgée d’eau ; je peine à l’avaler et en recrache presque la totalité. Il ne me reste plus que deux lacets avant d’arriver en haut du col ; plus que cinq cents mètres me séparent du Graal ! Suis-je en train de vivre un cauchemar, un rêve ? Mais qu’ai-je à gagner à souffrir autant dans mon corps que dans ma tête ? Plus qu’un virage ; la pente se radoucit légèrement. Je redescends une vitesse et accélère ; je vais de plus en plus vite, je me mets à sprinter comme un forcené en découvrant le monument marquant le haut du col que je dépasse en esquissant un geste de victoire. Je m’arrête un peu plus loin, exténué ; je pose mes pieds par terre, mais mes bras tremblants restent accrochés à mon guidon ; ils accueillent alors ma tête dont les tempes battent à tout rompre ; je tarde à retrouver mon souffle. Lorsque je prends conscience de mon environnement, je remarque que quelques personnes me dévisagent ; sans doute sont-elles interloquées par le curieux spectacle d’un type complètement exténué et affalé sur une drôle de machine. Je me relève aussi dignement que possible, descends de mon vélo avec d’infinies précautions et pars me reposer un peu plus loin.

Avant d’entamer la descente, j’achète une boisson gazeuse bien sucrée à la petite boutique de souvenirs ; j’enfile un maillot à manches longues. Il ne me reste plus que vingt-cinq kilomètres à parcourir. Je descends prudemment, encore complètement ahuri par la performance que je viens de réaliser ; de nombreux cyclistes me doublent à une vitesse folle. Peu avant la fin de la descente, je quitte la route du col pour retrouver un itinéraire moins fréquenté ; j’ai besoin d’un peu de solitude pour apprécier à sa juste valeur la première ascension d’un col alpestre que je baptiserai le « col de Frédo », car pour l’avoir ensuite escaladé à de nombreuses reprises, j’ai toujours eu la sensation qu’il y avait, entre lui et moi, quelque chose de particulier que je ne ressentirais nulle part ailleurs.

Au cours de cette fin d’été, j’allais successivement escalader trois autres grands cols de la région en prenant énormément de plaisir à rouler sur la route. Pourtant, au cours d’une de mes dernières sorties sous un ciel maussade, je manquais d’être renversé par une voiture à une intersection. L’été s’achevait et…

Ah, j’allais oublier ! Au milieu de toutes mes randonnées cyclistes qui m’occupèrent pendant ces deux mois, à aucun moment je ne consacrai du temps à mon orientation future. Le couteau sous la gorge, je choisis un BTS comptabilité en alternance, orienté vers la gestion des PME et par une heureuse coïncidence, en discutant un jour avec le père de Manu lors d’une de mes visites à leur chalet, ce dernier m’indiqua que son fils l’abandonnait pour une faculté de lettres ; le père de Manu acceptait de me prendre sous son aile.





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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par CYCLOHC »

wiwi78 a écrit : lun. 15 févr. 2021 09:32



Pour mieux profiter de cette chaleur bienvenue, je fis une pause aux abords d’un cours d’eau asséché et grignotai une barre de céréales. « Le Merdanel » indiquait le panneau surplombant le petit ru ; en souriant, je me demandai si c’était en raison de sa taille minuscule ou de son nom que ma chère maîtresse ne l’avait jamais évoqué quand elle nous montrait avec sa règle la Durance sur la carte de France.


[/font][/size]

Ah, le Col d'Izoard !!viewtopic.php?p=43033#p43033
Pour info : "Le Merdanel" situé entre Montdauphin et Saint Crépin, est un petit torrent tumultueux qui parfois sait être extrêmement agressif, et pour parler Français peut foutre la m...de dans le quartier....d'où son nom de Merdanel ! :wink:


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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour à tous,

Après une petite pause (en ce qui me concerne) dans un coin paisible de Saône-et-Loire, je vous propose de retrouver Frédo au moment où sa vie va connaître un certain nombre de bouleversements. Et pour revenir au "col de Frédo" et à la référence explicite au "Merdanel", je me demande si je ne vais pas légèrement modifier le nom du facétieux petit torrent…

Bonne lecture,
wiwi


Marlène




Au cours des deux années qui suivirent cet été pendant lequel j’avais sillonné presque tous les chemins et routes de la région, je fis beaucoup moins de vélo. Avec les études, l’école était à une quarantaine de kilomètres de la maison, et le temps passé dans l’entreprise du père de Manu, il ne me restait plus guère de temps pour pédaler. De plus, je n’hésitais pas à donner des coups de main ponctuels aux ouvriers dès que l’occasion se présentait ; je me demande d’ailleurs si je ne préférais pas me retrouver sur la charpente pour hisser les plaques de zinc nécessaires à la réalisation d’un toit, plutôt que de mettre à jour la comptabilité ou organiser les interventions des divers corps de métier sur les chantiers. Mon travail était certes stimulant et j’aimais à devoir négocier avec tel ou tel intervenant, ici un responsable de l’urbanisme pour accélérer l’obtention d’un permis de construire, là un fournisseur pour tenter d’obtenir les prix les plus avantageux. Pourtant, rien ne remplaçait l’arrivée sur le chantier aux premières lueurs du jour, le café et les croissants avec les ouvriers avant de démarrer la journée ; sans compter la fierté d’avoir aidé le chalet à sortir de terre.

Mon BTS en poche, je devins presque naturellement le bras droit du père de Manu ; ce dernier me traitait d’ailleurs comme si j’étais son fils, ce qui provoqua des tensions que les deux hommes peinaient à surmonter, et moi à supporter : d’un côté je voyais un Manu malheureux s’éloigner de son père et de l’autre je sentais le père se raccrocher à moi comme si j’allais miraculeusement remplacer son fils. Persuadé d’avoir une grande part de responsabilité dans cette situation, j’envisageais non sans tristesse de quitter l’entreprise familiale, le temps de trouver un autre employeur et de régler les dossiers les plus délicats. Au printemps, j’avais d’ailleurs dû intervenir à plusieurs reprises sur un de nos chantiers où comme cela arrivait parfois, nous avions connu les pires difficultés : fissures sur la façade, fuites d’eau au niveau de la toiture, sans compter des retards successifs dus à des problèmes d’approvisionnement en matériaux. Face à l’agacement légitime du futur propriétaire, je m’étais démené comme un beau diable pour que le chalet fût achevé en temps et en heure au début du mois de juillet.

Très satisfait de mon intervention, l’homme m’invita quelques mois plus tard à sa crémaillère au cours de laquelle me furent présentées son épouse et sa fille. Au cours de la soirée, je discutai longuement avec cette dernière et ne restai pas insensible à son charme : aimable et attentive, elle se montra très intéressée par mon métier, ce qui était plutôt rare chez les demoiselles avec lesquelles je n’avais eu jusqu’à présent que des aventures sans lendemain. Un peu plus âgée que moi, Marlène venait de terminer de brillantes études à Paris et au mois de septembre, elle serait embauchée comme assistante-interprète en langue anglaise au sein de la société dans laquelle elle venait d’effectuer son stage. À cette occasion, la jeune femme me confia également maîtriser parfaitement l’allemand et parler couramment l’espagnol. Si je crus tomber amoureux d’elle ce soir-là, sans doute m’étais-je surtout laissé impressionner par son intelligence et son élégance. Subjugué, soudainement entreprenant, je lui proposais de nous revoir dès le lendemain au bar de l’edelweiss ; et, avant de vraiment réaliser ce qu’il m’arrivait, je quittais ma vallée montagneuse pour m’installer quelques semaines plus tard avec Marlène dans une petite ville située aux portes de la région parisienne. J’avais l’impression d’être transporté au cœur d’un conte de fées tant cette idylle inattendue se déroula dans la facilité la plus déconcertante : Marlène était déjà propriétaire d’un bel appartement au cœur de la vieille ville et grâce aux relations de son père, j’obtins sans difficulté un poste de comptable chez le plus gros promoteur de la région. Certes, je ne prenais plus mon café au petit matin avec les ouvriers face aux montagnes teintées de rose, mais j’avais maintenant l’assurance de pouvoir entrevoir une belle carrière dans la région capitale.

Pendant quatre ou cinq années, j’eus une vie flamboyante : je passais de dîners entre amis à des fins de semaine dans les plus belles capitales européennes où je retrouvais Marlène à la fin de ses conférences. Pendant les vacances, nous partagions notre temps entre la côte normande et leur chalet de Fontperdu ; je pouvais alors rendre visite à Manu et bien entendu à mes parents qui, même s’ils avaient été étonnés par ce brusque changement, étaient heureux de me voir en si charmante compagnie. J’étais fiancé, j’avais une situation professionnelle solide, je visitais l’Europe et je voyais du beau monde. Après tout, que pouvais-je rêver de mieux ? De rien justement… si bien que je commençai à doucement m’ennuyer. De plus en plus fréquemment, Marlène se rendit à l’étranger sans que je la rejoignisse en fin de semaine ; après tout, une capitale ressemblait à une autre capitale : bruyante, embouteillée, et pleine à ras bord de gens trop pressés. Sur le plan professionnel, je me satisfaisais de mon poste de comptable et ne ressentais nullement l’envie de prendre de plus amples responsabilités. Le père de Marlène commença d’ailleurs à sous-entendre que je ne faisais que bien peu d’efforts pour monter en grade. « Et ce mariage, il est pour quand ? Toujours pas de bébé en vue ? » s’inquiétait de son côté sa mère. Marlène elle-même se sentait gênée par mon manque patent d’ambition ; et, de façon plus intime, je voyais bien que sa gaieté s’étiolait à force de m’attendre.





Monsieur Gontran


Marlène venait de s’envoler vers les États-Unis pour trois semaines. C’était la première fois qu’elle partait si loin ; si longtemps également. En la conduisant à l’aéroport, j’essayai de lui parler, mais je restai trop elliptique : laborieusement, je tentai de lui faire comprendre que la montagne me manquait un peu, que j’aimerais me remettre au vélo, mais comme ici je n’en avais pas, que peut‑être faudrait-il que j’envisage de… Je posais sa valise à ses pieds, l’embrassais rapidement et quittais l’aéroport au milieu des embouteillages, seul avec mon envie de vélo sur les bras. Depuis que nous étions tous les deux, je ne dépensais pas grand‑chose ; forcément, je n’avais besoin de rien puisque tout était déjà là ! D’ailleurs, si nous devions nous marier, et le sujet revenait maintenant très régulièrement sur le tapis, je serais bien en peine de savoir quoi inscrire sur notre liste de mariage. Non, franchement, je ne voyais pas ce dont je pourrais avoir envie, surtout que… Derrière moi, un automobiliste klaxonna : j’avais laissé une vingtaine de mètres entre la voiture qui me précédait et mon propre véhicule. Et puis merde à la fin ! je gagne honnêtement ma vie, je peux bien m’acheter un vélo de course non ? Et toi derrière, si tu es pressé, tu n’as qu’à passer par‑dessus ma bagnole, bordel de merde ! Bon sang, comment ai-je fait pour supporter tout ça aussi longtemps ?

Cela faisait maintenant une semaine que Marlène était partie et curieusement, j’appréciai d’être seul dans notre grand appartement. Me sentant beaucoup plus reposé que d’ordinaire, j’eus envie de profiter du soleil radieux de ce samedi après-midi et après un quart d’heure à flâner dans les rues, je quittai le centre-ville en empruntant une allée le long de laquelle veillaient des chênes en rang bien serrés. Au bout d’une impasse, je traversai une rivière avant de m’enfoncer dans les bois par un petit chemin. J’étais surpris de découvrir ce bout de forêt si proche du centre, d’autant plus que je savais que je déboucherais un peu plus loin dans une des multiples bourgades qui s’étaient développées en bordure de la ville ; d’ailleurs, j’entendais distinctement les voitures qui circulaient sur la grande avenue située à moins de cent mètres sur ma gauche.

J’émergeai du bois en longeant de hauts murs qui s’effacèrent au moment où j’atteignis une petite place pavée ; autour de celle-ci cohabitaient un bar, une petite supérette et un marchand de cycles. J’avais déjà remarqué le magasin de vélos en passant à plusieurs reprises par ce secteur où de nombreux projets immobiliers y voyaient le jour, car malgré le carré de forêt sauvegardé, de nombreuses zones pavillonnaires repoussaient toujours plus loin la campagne environnante. Je m’assis quelques instants sur un des bancs qui sommeillaient autour de la place ; mes yeux fixaient avec intensité le marchand de cycles. Vue de l’extérieur, l’échoppe semblait minuscule et d’un autre temps ; pourtant, derrière une vitre sale, on pouvait distinguer un vélo de course flambant neuf. Lentement, je me levai de mon banc et m’avançai vers le magasin. Je sentais que j’allais me lancer dans une aventure qui ne serait pas du goût de Marlène. Mais que pouvais-je y faire ? N’avais-je pas, sans jamais oser le formuler, juré fidélité à la petite reine ? Et malgré les longues années au cours desquelles je l’avais laissée sur le bord de la route, non seulement je revenais toujours vers elle, mais à chaque fois elle m’accueillait à bras ouverts, sans jamais me faire le moindre reproche.

En poussant difficilement une porte qui m’accueillit avec un grincement plaintif, je pénétrai au milieu d’un capharnaüm indescriptible : des cadres, des roues, des pièces détachées éparpillées dans le moindre recoin d’une pièce submergée par l’odeur de la cigarette, de la poussière et de la graisse. J’allais repartir sans demander mon reste quand des yeux d’un bleu intense vinrent me clouer sur place. La tête de Monsieur Gontran et des cycles du même nom venait de surgir de derrière une pile de chambres à air et une épaisse fumée blanche : « Hé ouais, je peux fumer comme bon me semble maintenant que je ne cours plus le cacheton sur les différents critériums de la région. J’ai raccroché depuis une bonne vingtaine d’années et je me consacre dorénavant à équiper des p’tits gars comme toi prêts à prendre la relève ! Ah ah ! c’est que je n’étais pas manchot sur les critériums ! J’ai même connu mon heure de gloire lors d’un critérium d’après‑Tour, quand j’ai réussi à prendre les roues des pros qui venaient y arrondir leurs fins de mois et vérifier leur popularité auprès du public. C’est vrai que dans le dernier tour, quand ils en ont eu marre de voir un inconnu leur coller le train, ils ont méchamment accéléré et m’ont laissé sur place ! Mais n’empêche, ce soir-là, j’ai fini neuvième et premier amateur ; mon plus beau souvenir ! un souvenir encore plus intense que la plupart de mes victoires ! Enfin bon, je suppose que si tu es entré dans mon fourbi, ce n’est pas pour t’entendre raconter des histoires d’ancien combattant ! Qu’est-ce qu’il lui faut au jeune homme ? »

Je sortis du magasin deux heures plus tard, le portefeuille allégé d’environ six mille francs : j’étais l’heureux propriétaire d’un vélo en aluminium frôlant les dix kilos et dont le cadre incliné était composé de gros tubes, ce qui était loin d’être la norme à cette époque. Ce jour-là, Monsieur Gontran m’affirma que le vélo en valait le double, mais qu’avec cette couleur, un vert pomme virant au fluo, personne n’en voulait et qu’il était obligé de le brader. J’ai toujours cru à sa version, car souvent dans les pelotons on se moqua gentiment de la couleur criarde de mon vélo. Je m’équipais également de pédales automatiques. Le temps de procéder à quelques réglages, de monter le cycle avec un triple plateau et de commander des chaussures à ma taille et je pourrais prendre livraison de ma nouvelle monture le mercredi suivant.





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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour à tous,

Courage Frédo, même si la route est encore longue…

Bonne lecture,
wiwi


Et je perdis les pédales






Le jour dit, revêtu d’un vieux collant de sport et d’un haut de survêtement retrouvés au fond d’un placard, je poussai joyeusement la porte du magasin de cycles. En me voyant arriver, Monsieur Gontran ne put s’empêcher de sourire et de déclarer : « Hé bien, j’espère effectivement que l’habit ne fait pas le moine, parce que si jamais tu croises la maréchaussée avec un tel accoutrement, ils vont croire que tu te balades sur un vélo volé ! » Je ne fus même pas vexé par son observation peu flatteuse, peut‑être parce que le bonhomme faisait partie de ces rares personnes dont les propos, quels qu’ils fussent, véhiculaient une sorte de sincérité bienveillante. De plus, j’étais tellement excité d’étrenner mon premier vélo de course que je ne prêtai pas vraiment attention à sa remarque ; à ses précieux conseils non plus et notamment à la façon bien particulière d’enclencher les pédales automatiques.

Je sortis précipitamment du magasin en manquant de tomber : avec les chaussures de vélo et leurs cales sous mes pieds, j’avais glissé sur les pavés. Je m’étais imaginé que la fixation des chaussures ressemblerait aux attaches des skis de fond ; il n’en fut rien. Je me sentis tout à coup bien démuni avec mon matériel flambant neuf ; et au moment de monter sur le vélo, je me demandai bien de quelle manière j’allais pouvoir enclencher mes chaussures sur les pédales automatiques. La petite place était vide et la route qui un peu plus loin s’évanouissait dans la campagne presque déserte en ce début de matinée ; je montai sur le vélo : j’avais l’impression d’être un crapaud sur une boîte d’allumettes. Je respirai un bon coup avant de poser précautionneusement mes mains sur les cocottes en haut du cintre ; je démarrai prudemment. Sans forcer, les pédales s’enclenchèrent miraculeusement dans un claquement sec. La sensation était curieuse : je ne ressentis pas la même liberté que j’avais connue sur mon mountain-bike mais je fus surpris de l’impression de puissance qui se dégageait à chaque coup de pédale.

J’approchais déjà des dernières maisons ; un croisement, un ultime feu rouge et le terrain de sport, au bout duquel un large étang accueillait chaque dimanche matin les pêcheurs, m’ouvriraient enfin la clef des champs. Alors que j’allais passer au feu vert, ce dernier vira à l’orange ; par réflexe, j’appuyai sur les freins. Le freinage fut si brutal que je me retrouvai presque à l’arrêt et si je ne mettais pas rapidement pied à terre, je serais inévitablement déséquilibré. À la première tentative, la chaussure de droite resta dans son emplacement ; au deuxième essai… il n’y eut pas de deuxième essai : je fus incapable d’éviter la chute. Je me relevai immédiatement, si vexé et si en colère que je n’eus pas le moindre regard pour mon épaule gauche ; j’auscultai avec angoisse mon vélo tout neuf : une rayure de cinq centimètres avait entamé la peinture verte au niveau du tube principal et j’en fus extrêmement contrarié. Pendant près de quinze jours, je ne vis plus que cette trace indélébile sur mon cadre, ce petit point de détail qui m’avait fait douloureusement comprendre que l’état de grâce et la gaieté ne duraient jamais bien longtemps, qu’à chaque coin de rue pouvait surgir l’inattendu, pour le pire le plus souvent, et venir nous jeter à terre. Marlène était rentrée de son long séjour et j’eus bien d’autres blessures à panser que la petite balafre de mon vélo quand elle le découvrit dans la petite buanderie qui donnait sur le palier de l’appartement. Le séjour de Marlène avait‑il été trop fatigant ? Jugea-t-elle l’achat trop onéreux ? Commençait‑elle à se lasser de ma compagnie, ou plutôt du fait que je ne « faisais aucun effort pour avancer dans la vie » comme elle me le reprocha en levant les yeux au ciel ? Toujours fut‑il que je refusai d’affronter ces questions ; leurs réponses surtout. Je préférai me mettre en quête d’un club cycliste qui me permettrait de mettre mes soucis de côté, au moins le temps des entraînements.

Lors d’un passage chez les cycles Gontran au cours duquel je m’achetais une tenue plus appropriée que mon vieux collant et mon haut de survêtement, je croisai deux cyclistes aux couleurs bleues et blanches du principal club de compétition de la région ; en moins de dix minutes, ils me persuadèrent de rejoindre leurs couleurs. Je contactais sans tarder leur président qui m’indiqua que les signatures pour la saison à venir auraient lieu en fin de semaine et que je n’avais qu’à venir m’inscrire : « la division régionale, c’est pas mal pour découvrir la compétition » m’avait-il alors indiqué. Les entraînements n’avaient pas encore officiellement repris, mais un certain nombre de coureurs roulaient déjà ensemble plusieurs fois par semaine et un mercredi après-midi, je décidais de me joindre à eux. En arrivant sur les lieux du rendez‑vous, je ne me sentis pas à mon aise. D’ailleurs, personne ne sembla s’intéresser à moi quand je saluai timidement les dix coureurs présents. Le temps de quitter l’agglomération à une allure qui fut d’emblée bien trop rapide et j’explosai à la première accélération.

Suite à cette première expérience désastreuse, je revins deux semaines plus tard après m’être entraîné seul de mon côté : je lâchai prise dix kilomètres après notre départ. J’en fus profondément blessé ; ce n’était pas tant la flagrante différence de niveau qui me fit le plus de mal, c’était cette indifférence, cette certitude de n’avoir aucune existence au milieu du groupe. J’avais même l’intime conviction qu’à aucun moment ils n’avaient remarqué mon absence quand j’avais été par deux fois décramponné. Mais d’un autre côté, pouvais-je vraiment leur en vouloir ? J’arrivais dans une tenue qui n’était pas celle du club et je balbutiais un timide bonjour avant de me placer discrètement à l’arrière, mes « coéquipiers » discutant et plaisantant de leur côté en roulant deux par deux.

En guise de premier entraînement officiel, dans l’optique d’insuffler un esprit de cohésion au sein du club, les dirigeants avaient organisé un petit stage d’une journée : échauffement de cinquante kilomètres le matin ; repas collectif pris dans une salle polyvalente puis sortie plus intense l’après‑midi d’environ soixante-dix kilomètres ; en fin de journée, les nouvelles tenues seraient alors distribuées à l’ensemble des coureurs. À l’issue de la sortie matinale, je fus plutôt satisfait de ma prestation même si je dus m’accrocher dans les derniers kilomètres. Notre peloton comptait une trentaine d’unités et j’avais réussi à me comporter honorablement, allant même jusqu’à prendre quelques relais ; et, même si je devais continuellement me concentrer, n’étant pas habitué à rouler en groupe, je réussis à converser quelques instants avec deux ou trois coureurs. Malheureusement, au moment du repas, je me trouvai de nouveau esseulé : très rapidement, des groupes se formèrent, et trop timoré pour m’imposer dans l’un d’entre eux, j’atterrissais au bout de la longue table avec les cadets, des gamins d’environ seize ans dont les premières conversations, de par leur manque de maturité, ne m’intéressèrent guère. Au milieu du repas, ils se mirent à discuter uniquement de cyclisme et je me sentis alors complètement dépassé. La plupart de ces jeunes avaient commencé le vélo bien avant l’âge de dix ans et ils avaient déjà une longue expérience de la course ; moi, je n’avais que mes souvenirs d’enfance et les courses cyclistes suivies devant mon écran de télévision. À la fin du repas, j’avais bien compris que je ne faisais pas partie de leur univers et l’entraînement de l’après-midi ne fit que confirmer de façon implacable ce douloureux constat.

Après un départ assez lent, le temps de sortir d’une vaste zone industrielle, le peloton accéléra sous un ciel gris ; puis, à l’occasion d’un léger faux plat montant, l’allure se durcit de nouveau et je fus alors incapable de suivre, perdant mètre après mètre sur le dernier coureur. Rageusement, je parvins à rejoindre l’arrière du groupe avant de me faire distancer une nouvelle fois. Dans le jargon, je faisais l’élastique ; et bien entendu, il cassa : alors que je fournissais un énième effort pour recoller au peloton, je sentis derrière la cuisse droite comme un déchirement que suivit une brûlure intense ; il m’était devenu impossible de pédaler. Je m’arrêtai sur le bord de la route ; il commençait de pleuvoir. La voiture du club arriva à ma hauteur, un membre de l’équipe technique mit mon vélo sur le toit et sans rien dire, je m’assis à l’arrière du véhicule en m’enfonçant le plus loin possible dans la banquette. Rapidement, nous rattrapâmes le peloton et la voiture se cala à une vitesse proche de quarante kilomètres par heure. À l’avant de la voiture, le conducteur et son passager échangeaient leurs impressions sur la forme de tel ou tel coureur ainsi que sur la nouvelle recrue qui promettait. Il pleuvait de plus en plus fort et je fixai les essuie-glaces qui chassaient l’eau du pare-brise. Des larmes coulaient le long de mes joues.

De retour à la salle polyvalente, je m’éclipsai sans faire de bruit avant la remise des maillots, en boitant. Le lendemain, je téléphonai au président du club en lui indiquant que je m’arrêtais là ; je lui exprimai à la fois mon désarroi et le sentiment d’avoir été trompé, qu’il était évident que je n’avais pas les capacités pour évoluer au niveau régional. Je n’attendis pas ses explications ; je raccrochai, triste et en colère. Pourquoi avait-il accepté mon inscription ? Pour avoir une licence supplémentaire ? Ou m’étais-je moi-même laissé aveugler par quelque chimère ? Il me fallut presque trois semaines pour me rétablir, autant sur le plan mental que physique, sous le regard indifférent de Marlène qui de toute façon était de plus en plus souvent absente, à l’étranger ou à l’autre bout du pays pour telle ou telle conférence où l’on refaisait le monde à grand renfort de phrases joliment tournées, mais où l’on se moquait éperdument d’un pauvre type qui venait de se blesser en pratiquant le cyclisme. « Ce que tu peux être égocentrique » m’avait-elle répondu quand je lui avais tenu ces propos. Ce n’était peut-être pas très adroit de ma part, mais j’avais tellement de peine de m’être ainsi fourvoyé.

Il n’y eut que Monsieur Gontran auprès de qui je trouvai une oreille attentive. « Mais mon garçon, pourquoi diable ne m’en as-tu pas parlé avant ! Je t’aurais tout de suite déconseillé le Vélo Sport, c’est le meilleur club de la région. Il y a même un ou deux coureurs qui participent à des courses d’envergure nationale ! Il est quand même couillon son président de t’avoir fait signé comme ça. Et puis toi aussi quand même, tu as bien dû te rendre compte à la première sortie que tu n’étais pas au niveau ! Bah, c’est un mal pour un bien comme on dit ; une petite contracture, ça n’a jamais tué personne, au contraire ! Reprend des forces le temps de digérer ton échec et de soigner ta blessure et tu verras, tu oublieras vite cet épisode ! Tiens, je connais même un club qui pourrait te convenir, à une quinzaine de kilomètres d’ici, dans le petit village de Mainville. Ils roulent le dimanche matin, parfois le mercredi après-midi ; ils ne font pas de compétition, mais ce ne sont pas pour autant des papys qui musardent en route en s’arrêtant tous les dix kilomètres pour soulager leur vessie ! On appelle ça du cyclosport, à savoir des sorties longues menées à très bon rythme ; ça pourrait correspondre à ce que tu recherches, à tes capacités aussi, vu ce que tu m’as raconté de tes escapades en montagne. D’ailleurs, il y a pas mal de cyclosportives organisées en montagne. L’explosivité, la capacité à gérer les changements de rythme, tu verras ça plus tard, si jamais tu vois ça un jour… »

Il serait exagéré de dire que les cycles Gontran étaient devenus ma deuxième maison, mais l’homme bourru semblait apprécier ma personnalité timide, voire taciturne ; de mon côté, j’étais heureux de retrouver cette simplicité que j’avais perdue au contact de Marlène et de son entourage. Il ne me fallut pas bien longtemps pour suivre les conseils de Monsieur Gontran.





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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour à tous,

Nous sommes lundi.
C'est reparti…

Bonne lecture,
wiwi




De Mainville à Gironville



Après trois semaines d’arrêt, je ne percevais plus qu’une très légère gêne à la cuisse et je tournais depuis plusieurs jours dans l’appartement tel un lion en cage : il était vraiment temps que je remonte sur un vélo. Et puis… j’avais besoin d’une excuse pour éviter la traditionnelle sortie en ville du samedi après-midi qui me pesait de plus en plus. Marlène, pour la première fois depuis que nous vivions ensemble, par lassitude sans doute alors que je crus naïvement qu’elle comprenait enfin l’importance de la bicyclette dans ma vie, ne formula aucune objection à ce que je ne l’accompagnasse pas. Le cœur léger et le corps revigoré, je partis en direction de Mainville.

Avec Marlène, nous avions l’habitude de fréquenter les restaurants du centre-ville, ainsi que les musées et les théâtres de la capitale ; je connaissais encore très mal la campagne environnante. D’ailleurs, j’avais été désappointé de retrouver des paysages semblables à ceux de mes souvenirs de collégien au cours de mes premières sorties en vélo. Les quinze kilomètres qui me séparaient de Mainville me confirmèrent d’abord cette impression : d’immenses plaines battues par les vents, d’interminables et monotones lignes droites le long de champs aux couleurs sombres au sein desquels les cultures printanières sortaient poussivement de terre. En approchant de Mainville, je sentis néanmoins un changement imperceptible : quelques bosquets apparurent çà et là ; puis, en quittant la large départementale pour prendre une route plus étroite, je fus agréablement surpris de descendre, le temps de trois virages, à l’intérieur d’une forêt de châtaigniers. Un kilomètre après cette heureuse découverte, j’entrai dans le village pour m’arrêter devant la mairie, là où le CylcoMainvillois donnait habituellement rendez-vous à ses adhérents. Sur un panneau d’affichage réservé aux associations, je découvris un petit article qui leur était consacré, tiré d’une gazette locale et accompagné d’une photo en noir et blanc d’un groupe de cyclistes ; et ce petit texte ajouté à la main en bas de l’article : « pour tout renseignement, contacter Yvette » suivi d’un numéro de téléphone. Par chance, j’avais un petit crayon de papier dans une de mes poches : je notais le numéro de téléphone sur un emballage de pâte de fruits.

Je ne ressentais plus aucune douleur dans la cuisse ; le vent était tombé et le bleu commençait à envahir le ciel. Plutôt que de rentrer par le même chemin, je traversai le village en franchissant un cours d’eau par un petit pont de pierres avant de longer un large verger composé de pommiers tandis qu’un peu plus loin, de belles maisons se prélassaient au milieu de vastes terrains ombragés. Peu après la sortie du village, une petite route sur ma droite indiqua « Vallée de la Gire » ; je suivis l’indication. Pendant une dizaine de kilomètres, la route serpenta de concert avec la petite rivière, le temps de traverser deux hameaux puis d’arriver au panneau « Gironville », qui marquait l’entrée d’une bourgade plus importante. En débouchant sur la place principale, je découvris le mur d’enceinte d’un château dont on pouvait apercevoir un donjon carré surmonté d’une toiture en ardoises d’où jaillissaient de hautes cheminées ; je longeai le parc du château et passai sous les ruines d’un vieil aqueduc sur lequel de hautes herbes avaient élu domicile.

En quittant Gironville, je retrouvai la rivière de la Gire et un panneau m’indiqua que j’étais à une vingtaine de kilomètres à peine de mon point de départ. La route suivit alors un vallon encaissé ; de temps à autre, une petite route s’élevait sur ma gauche ; je brûlais d’envie de découvrir cet inattendu terrain de jeu, mais je choisis de m’abstenir. Je reviendrais, c’était certain maintenant. À quelques kilomètres de l’appartement de centre-ville de Marlène, au milieu de plaines qui m’avaient paru jusque-là bien austères, je venais de découvrir un petit coin de paradis.



Le Picon bière

J’étais à peine rentré de mon périple du côté de Mainville que je téléphonai à Yvette pour lui faire part de mon souhait de rejoindre leur club ; rendez-vous fut pris pour le dimanche suivant, à huit heures trente sur le parking de la mairie. Depuis cinq ans maintenant, j’accompagnais Marlène à la piscine le dimanche matin et jusqu’à présent, je devais reconnaître que ces deux heures hebdomadaires m’avaient bien aidé à me maintenir dans une bonne condition physique, même si je n’avais pas hésité, la première fois, à lui faire remarquer que la matinée avait traîné en longueurs. Mon humour n’avait guère été apprécié, et lors des séances suivantes, je m’étais contenté de suivre le sillage de Marlène sans rien dire. En lui annonçant mon nouveau programme dominical, Marlène ne sembla pas contrariée de me voir de nouveau l’abandonner ; elle insista seulement sur le fait que je devais être rentré vers midi ; nous étions conviés à manger chez ses parents.

Je choisis de me rendre à Mainville en vélo. Certes, les quinze kilomètres du retour seraient peut-être un peu difficiles, mais malgré mon expérience ratée avec le Vélo Sport puis mon repos forcé, j’avais eu la bonne surprise de me trouver en excellente forme au cours de ma dernière sortie. Dès sept heures et demie, je quittai le centre-ville ; si la proximité de l’hiver laissait encore des traces blanches le long des bas‑côtés, une belle journée s’annonçait et je revis avec un plaisir non dissimulé la descente au milieu des châtaigniers ; j’arrivai sur place avec près de vingt minutes d’avance. Le village s’éveillait doucement et en passant devant la boulangerie, je sentis la bonne odeur du pain à peine sorti du four. Je profitai quelques instants de cette atmosphère paisible avant que deux coureurs d’une cinquantaine d’années me rejoignissent à leur tour. Ils se présentèrent rapidement et nous commençâmes à discuter : je leur racontai mes péripéties en leur indiquant que j’étais venu ici sur les conseils de Monsieur Gontran tandis que de leur côté, ils me présentèrent les membres du club qui ralliaient la place les uns après les autres. Tout à coup, mon attention se porta sur l’arrivée d’un petit bout de femme avec de longs cheveux bouclés dépassant d’un casque blanc. C’était Yvette ; son mari Bruno l’accompagnait. J’apprendrai un peu plus tard qu’elle avait fondé le club quinze ans auparavant pour permettre à son époux de vivre au mieux sa passion pour le cyclisme. Plus tard, elle me confiera que Bruno avait participé en son temps au championnat national amateur, et qu’un de ses coéquipiers de l’époque avait ensuite joué les premiers rôles chez les professionnels. Bruno, par modestie sans doute, ne faisait quant à lui jamais état de son glorieux passé. Je ne pus m’empêcher de penser avec une certaine tendresse qu’Yvette devait profondément aimer son époux quand elle m’avoua ne pas être franchement amateur de cyclisme avant leur rencontre. Pourtant, après avoir suivi Bruno au gré des compétitions, le jour où il avait mis un terme à sa carrière amateur un peu avant d’avoir quarante ans, elle avait décidé de partager la passion de son mari en même temps qu’elle fondait le Cyclomainvillois. Depuis, elle parcourait chaque dimanche une cinquantaine de kilomètres avec le « groupe loisirs » avant de se rendre dans le local du club pour préparer la collation qui serait servie aux participants des différentes randonnées de la matinée.

Ce fut dans une ambiance très conviviale qu’une vingtaine de coureurs quittèrent Mainville à allure modérée. Pourtant, en me renseignant sur le nombre de kilomètres que nous allions effectuer, environ quatre‑vingt‑dix, je devins circonspect : quatre-vingt-dix… plus quinze… plus quinze… ah oui quand même… Je me demandai si pour ma première sortie avec mon nouveau club, je n’avais pas été quelque peu présomptueux ; d’ici la fin de la matinée, j’allais allègrement franchir le seuil des cent kilomètres.

Pendant plus d’une heure, notre groupe évolua selon une organisation bien rodée : nous prenions des relais d’environ cinq cents mètres deux par deux avant de nous écarter pour céder la place au duo situé derrière nous ; il y avait peu de vent et il était agréable de rouler en tête. J’en profitai également pour faire plus ample connaissance avec les autres coureurs ; pour admirer le paysage également puisque nous empruntions des routes qui m’étaient totalement inconnues. Il fallut une montée sèche d’un demi-kilomètre pour rompre cette belle harmonie : quelques coureurs, se sentant des fourmis dans les jambes, choisirent d’accélérer. J’hésitai à les accompagner, mais en interrogeant du regard Bruno qui était resté en arrière, ce dernier me répondit : « dans les côtes, c’est toujours chacun pour soi ; l’important c’est que tout le monde se regroupe là-haut ; fais‑toi plaisir si tu as les jambes ! » Je n’en demandais pas tant et m’élançai à la poursuite des fuyards. Je les rattrapai assez rapidement, mais essoufflé par mon effort, je choisis de rester sagement dans leurs roues. La portion plate qui suivit fut parcourue à faible allure, le temps que se reformât le peloton ; puis nous escaladâmes deux nouvelles côtes et le schéma précédent se répéta. Je regardai mon compteur ; il indiquait dix heures trente et nous avions déjà parcouru presque cinquante-cinq kilomètres.

Après le passage de ces trois difficultés, l’allure se fit plus rapide, les conversations plus discrètes et l’organisation en tête en fut modifiée : ils n’étaient plus que cinq ou six à prendre des relais appuyés pendant que le reste de la troupe se contentait de suivre sans dire un mot. De mon côté, je sentais le poids des kilomètres peser sur mes cuisses ; je m’accrochais en serrant les dents. À dix kilomètres de l’arrivée, alors que je pensais être tiré d’affaire et que je parviendrais à tenir mon rang jusqu’au bout, je sentis qu’il y avait de l’excitation dans l’air. Bruno se porta alors à ma hauteur et me prévint : « Ne sois pas surpris Frédéric, ça va visser sévère ; dans les derniers kilomètres, on aime bien se tirer la bourre ! Si tu as du mal à suivre, ce qui peut arriver, surtout pour une première, on se retrouve au local : on va arriver à Mainville par une petite descente ; à un moment, tu longeras un long mur d’enceinte sur la gauche de la route ; tu t’arrêtes à hauteur des vélos qui seront posés contre le mur et tu verras une porte de couleur verte ; tu entres et tu trouveras toujours quelqu’un pour te servir l’apéro. Allez, bonne chance ! » Sans doute était‑ce le signal que tout le monde attendait, car immédiatement l’allure devint extrêmement rapide et je fus rejeté sans ménagement à l’arrière. Je suivis tant bien que mal pendant près de cinq kilomètres, mais dans le long faux plat descendant qui nous ramenait sur Mainville, le rythme devint infernal. En regardant le peloton s’éloigner inexorablement, j’esquissai néanmoins un sourire : j’étais heureux ; j’avais l’impression d’avoir trouvé le club qui correspondait à mes attentes. Au tout début de la sortie, j’avais même pu avoir une assez longue conversation avec Bruno, ce dernier ayant pris le temps de m’expliquer qu’aux beaux jours, le club participait régulièrement à des randonnées cyclotouristes et au mois de juin, à une importante concentration cyclosportive, généralement en montagne.

Quand, bon dernier, j’ouvris la porte qui donnait sur un parc verdoyant, je fus accueilli en héros par l’ensemble des membres du club. En une seule sortie, ils m’avaient adopté et j’en fus si touché que j’en oubliai l’heure et le fait que je m’étais fait décramponné par des types qui devaient pour la plupart avoir plus de vingt ans que moi. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Yvette, aidée en cela par deux jeunes adolescents, finissait de poser sur une grande table un impressionnant apéritif : petits gâteaux, olives, cacahuètes et autres pistaches ; sans compter que de belles assiettes de charcuterie côtoyaient divers sodas ainsi que des jus de fruits. Je remarquai également une mystérieuse bouteille à l’aide de laquelle Bruno remplissait le fond des verres avant d’y ajouter de la bière qui moussait généreusement. « Alors Frédo, on peut t’appeler Frédo hein ! Un petit picon ? » Je n’eus pas le temps d’exprimer un timide « non » que Bruno me tendit un verre en riant. Depuis mon aventure avec le vin chaud de Manu, je ne buvais que rarement de l’alcool. D’ailleurs, au cours de mes soirées mondaines en compagnie de Marlène, je me sentais souvent bien seul au fur et à mesure que l’heure avançait et que l’alcool faisait son effet sur mes voisins. Là, associée à la fatigue et à la bière, le picon me fit rapidement tourner la tête. Je devins très loquace, limite euphorique, discutant et plaisantant allègrement avec mes nouveaux coéquipiers. Je fus sur mon petit nuage jusqu’au moment où je vis les premiers coureurs me serrer la main et indiquer à la cotonnade : « bon, ce n’est pas tout ça, mais ma petite famille m’attend pour manger. Allez, à dimanche prochain ! »

Le retour sur terre fut brutal. Je fixai ma montre avec incrédulité : il était treize heures ; j’avais déjà une heure de retard et il me restait encore quinze kilomètres de route ; Marlène allait me tuer. Je lui téléphonai en m’excusant, mais au ton courroucé de sa voix, je préférai lui mentir lâchement en lui prétendant que j’avais crevé par deux fois et qu’il ne fallait pas qu’elle m’attende pour se rendre chez ses parents ; que j’étais fatigué, ce qui était vrai en revanche, et que je passerai l’après-midi à me reposer à l’appartement. Elle raccrocha sans dire un mot. Il me restait cependant une dernière difficulté à affronter : j’avais plus de cent kilomètres dans les jambes, un Picon bière qui commençait sérieusement à me peser sur l’estomac et devant moi quinze kilomètres à parcourir. Qu’ils furent difficiles ces quinze kilomètres ! Crampes, nausées ; je dus même m’arrêter deux fois tellement j’avais envie de vomir. Je crois qu’il me fallut près d’une heure pour réaliser la fin de mon parcours. En entrant en titubant dans l’appartement et en déposant mon vélo dans la buanderie, je consultai le compteur : j’avais effectué près de cent trente kilomètres. Jamais je n’aurais un jour pensé arriver à effectuer une telle distance ! En revanche, pour la prochaine sortie, je me rendrai à Mainville en voiture, ce qui de surcroît me fera une bonne excuse pour refuser le Picon bière ! Je m’effondrai sur le canapé.

Je n’entendis pas Marlène quand elle rentra vers seize heures. Le soir, pour tenter de briser le lourd silence qui planait sur le repas, j’essayai de lui faire partager, en omettant les détails les plus compromettants, ma joie d’avoir découvert ce club ; je vis bien que son sourire était de façade, que le temps de notre rencontre dans les montagnes n’était plus qu’un lointain souvenir et que… mais je n’avais pas encore trente ans, j’étais encore jeune et notre relation pourrait très bien connaître des jours meilleurs, surtout si de mon côté je retrouvais ce qui m’avait finalement tant manqué. J’étais tellement heureux d’avoir renoué avec le cyclisme.

Pendant les mois qui suivirent, je ne manquai pas un seul rendez-vous dominical avec le cycloMainvillois au sein duquel je fis d’impressionnants progrès. Alors certes, je ne pouvais plus rivaliser avec mes coéquipiers au picon bière mais j’arrivais dorénavant toujours dans les premiers pour l’apéritif ! En parallèle, je m’entraînais presque tous les mercredis après-midi et il n’était pas rare que ma sortie en solitaire avoisinât les cent kilomètres. Il m’arrivait également de faire un petit tour d’échauffement le samedi. Je parcourrais près de deux cent cinquante kilomètres par semaine.


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