La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

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Ravélo Bernard
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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par Ravélo Bernard »

Yop

Je ne poste plus mais je continue à te lire et à suivre les "aventures" de Frédo avec grand plaisir.


Ravélo Bernard
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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Merci pour le message. Frédo vous remercie de bien vouloir l'accompagner dans sa quête !


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wiwi78
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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour à tous,

Cette semaine, nous retrouvons Frédo dans un coin qui pourrait ressembler à... mais sans doute aurez-vous deviné.

Bonne lecture,
wiwi



Marathon en montagne








J’avais intégré le club au printemps et déjà se profilait la fameuse sortie du mois de juin. Cette année, Yvette avait choisi un haut lieu du cyclotourisme ; les cols de cette région de moyenne montagne n’étaient pas aussi réputés que ceux des Alpes, mais nous évoluerions sur un terrain où il n’y avait pas un seul kilomètre de plat ; de plus, le parcours était, de l’avis de ceux qui l’avaient déjà emprunté, de toute beauté. Il était prévu que nous arrivions sur place le jeudi après-midi ; suivrait un entraînement tranquille sur le début du parcours le vendredi matin avant la randonnée qui était programmée le samedi ; et, après une nuit de repos bien méritée, nous rentrerions le dimanche dans nos foyers.

Un des membres du club, bricoleur hors pair, avait fabriqué une remorque où l’on pouvait installer puis véhiculer avec une facilité déconcertante une douzaine de vélos. J’étais admiratif de l’énergie et du temps passé par tous les bénévoles du CycloMainvillois. C’est certainement en raison de leur enthousiasme communicatif que je me proposai de participer à l’organisation de ce rendez‑vous important : je rejoignis le gîte dès le mercredi après‑midi avec ladite remorque et trois autres membres du club afin de préparer les lieux avant l’arrivée de l’ensemble des participants. Très tôt dans la matinée, nous avions chargé la remorque avant de faire le trajet de cinq cents kilomètres qui nous séparait du lieu de la concentration cycliste. Arrivés sur place, nous avions rangé avec soin les dix vélos avant d’aller faire les courses pour une quinzaine de personnes puis de préparer les repas pour les jours suivants. De plus, nous avions dû effectuer un grand ménage et donner un bon coup d’aération au gîte, ce dernier n’ayant pas été habité depuis l’été précédent. En m’allongeant enfin sur mon lit vers vingt‑deux heures, je ne pus m’empêcher de penser que j’avais vécu une journée certes éreintante, mais qui avait eu à elle seule beaucoup plus de sens que toutes celles passées à éplucher les comptes d’une entreprise pour laquelle je n’avais aucune affinité ; et que dire quand, après cette journée de travail sans âme, je devais ensuite passer la soirée dans un appartement dans lequel je me sentais trop à l’étroit en regardant un film dont j’oublierais le titre dès le lendemain. Je sombrai dans un lourd sommeil.

Je devais garder un formidable souvenir de cette longue randonnée avec le CycloMainvillois même si elle fut entachée d’un bien triste incident survenu au cours de notre reconnaissance du vendredi matin. Nous étions partis vers dix heures avec comme objectif de reconnaître le deuxième col du parcours, un col qui avait le double avantage de ne comporter aucune difficulté et d’être peu éloigné de notre gîte. Il faisait un temps magnifique et nous n’étions pas les seuls à avoir eu cette idée : des dizaines de cyclistes avaient envahi la route ; le vélo était à la fête. Si mes compagnons choisirent d’escalader le col à un rythme assez soutenu, je préférai pour ma part monter sans forcer, autant pour profiter du paysage que pour ne pas me laisser griser par l’atmosphère qui régnait sur la route ; je voulais également préserver toute mon énergie pour la journée du lendemain. La pente était relativement douce et la chaleur commençait à progressivement monter en provenance de l’asphalte. Au cours de mon ascension, une belle vallée boisée se découvrit en contrebas ; sur le versant opposé, un petit village s’accrochait à la montagne. Un vent léger fit son apparition et je sentis que l’horizon allait se dégager : je m’approchai du col. Brutalement tiré de ma contemplation, je dus faire un écart pour éviter un cycliste qui était allongé par terre ; les pompiers s’affairaient autour de lui et un des sauveteurs lui prodiguait un massage cardiaque. Lorsque je rejoignis le reste de mes compagnons au sommet du col, nous n’évoquèrent pas le drame qui très certainement était en train de se jouer une centaine de mètres plus bas. Lors de la descente, nous fûmes d’abord silencieux ; puis la joie de nous trouver là tous ensemble, la beauté du paysage et le soleil qui brillait et nous commençâmes à oublier ce que nous avions vu ; les conversations et les rires reprirent : rien ne viendrait gâcher notre fête même si aujourd’hui encore, j’ai parfois une pensée pour ce coureur que j’avais vu allongé sur la route. Qu’était-il devenu ?

Au pied du gîte coulait un torrent qui à cet endroit prenait l’allure d’une tranquille rivière et plusieurs d’entre nous bravèrent la fraîcheur de l’eau pour piquer une tête ; je me contentai de faire une sieste sur un rocher patiné par le temps. Derrière la longue bâtisse, une petite voie ferrée qui semblait désaffectée longeait des champs de luzerne ; quelle ne fut pas notre surprise de voir passer à petite vitesse, vers la fin de l’après-midi, alors que nous jouions au tarot sur la terrasse, un train à vapeur avec deux wagons de passagers qui nous saluèrent joyeusement. À la fin de cette journée qui se termina sous un magnifique coucher de soleil, après que le cri des hiboux eut raisonné au crépuscule, le début de nuit fut plus chaotique : installés à quatre par chambre dans des lits superposés, le coureur situé au-dessus de moi s’endormit immédiatement en ronflant comme un sonneur. Au‑delà du bruit insupportable qu’il émettait, je me débattais avec l’excitation en même temps que je nourrissais quelques inquiétudes pour la journée du lendemain. C’était ma première randonnée cyclosportive et même si j’avais l’expérience des longs cols alpins avec mon mountain‑bike, cela remontait maintenant à plusieurs années. Certes, je disposais aujourd’hui d’un vélo beaucoup plus léger, mais avec tous ces cyclistes rassemblés autour de moi, comment allais-je me comporter au milieu de cet immense peloton ? De nombreuses autres questions s’invitèrent au milieu des ronflements sans que je leur trouvasse une réponse satisfaisante. Je ne m’endormis que très tardivement, et quand le réveil sonna dès quatre heures trente, il me fut bien difficile d’émerger de mon sommeil. Pourtant, après une bonne douche et devant les premières lueurs du jour qui effaçaient les étoiles, j’oubliai l’appréhension d’avoir passé une nuit courte et agitée.

Le départ était donné à une dizaine de kilomètres de notre gîte, à huit heures trente. Si nous nous étions levés si tôt, c’était pour deux raisons : trouver sans trop de difficultés une place pour garer la remorque sur les parkings mis à notre disposition et être parmi les premiers sur la ligne de départ, car l’épreuve rassemblait plusieurs milliers de participants. Le spectacle était impressionnant : dans un village d’environ neuf cents âmes, je vis des centaines de vélos se diriger vers l’immense banderole qui symbolisait le départ ; nous étions loin d’être les seuls à souhaiter être bien placés sur la ligne. Une fois arrivés sur place, nous avions encore presque deux heures à patienter avant d’être libérés ; mais il était maintenant hors de question de quitter notre petit bout de bitume si durement acquis ! De toute façon, nous étions tellement nombreux qu’il nous était presque impossible de faire le moindre mouvement. L’attente fut si longue que malgré la fraîcheur matinale, je me laissai gagner peu à peu par la torpeur. Tout autour de moi, l’agitation se transforma en une sorte de fond sonore et je m’assoupis en écoutant d’une oreille distraite les conversations des cyclistes les plus proches ; je fermai les yeux et commençai à somnoler : dans mon esprit défilaient les images d’une route serpentant en direction d’un col verdoyant ; je roulais sur cette route en dépassant des dizaines de coureurs ; le col se rapprochait ; l’intensité lumineuse devenait de plus en plus forte, comme irréelle ; j’avais l’impression de tutoyer les sommets et de…

Le départ vient d’être donné et je suis précipité dans un univers chaotique. Je suis en sueur alors qu’il doit faire dix degrés à peine. Il y a des vélos partout ; ça roule vite, très vite alors que nous sommes dans une légère descente. L’impression est étrange : nous formons un immense peloton et pourtant chacun semble uniquement concentré sur sa propre machine. Pour ne pas me laisser submerger par la peur, je fixe un point invisible loin devant moi et je jette toutes mes forces dans la bataille, avec comme objectif de le rejoindre au plus vite. Je n’entends que le sifflement des roues, parfois un coup de frein qui provoque une accélération des battements de mon cœur. Au milieu de tout ce brouhaha mécanique règne un étrange silence du côté des hommes : aucune parole, aucun cri en provenance des visages crispés. Au bout de quelques kilomètres, je commence néanmoins à m’habituer à cette singulière atmosphère et je distingue la route qui un peu plus loin poursuit sa descente dans la forêt. Tout à coup, l’angoisse m’étreint ; j’ai l’impression d’avoir crevé de la roue arrière. Un long frisson parcourt tout mon corps ; je suis proche de la panique. Comme je peux, je ralentis progressivement en même temps que je tente de rejoindre le bord de la route ; je me fais doubler de tous les côtés et il me faudra d’interminables secondes pour m’arrêter sans dommage sur le talus. Fébrilement je regarde ma roue : elle n’a absolument rien. Entre soulagement et colère, je m’apprête à remonter sur mon vélo. Nous sommes en bas de la descente ; devant moi, j’aperçois les lacets du premier col de la journée. Le bruit des vélos est assourdissant : je vois un torrent de cyclistes déferler sous mes yeux incrédules. À plusieurs reprises, je sens des guidons me frôler. Comment vais-je faire pour m’insérer dans ce trafic infernal ? J’attends une légère accalmie ; une minute, deux minutes, peut-être plus ; en vain. Le flot est ininterrompu ; je ne parviendrai jamais à reprendre ma place ; je vais devoir attendre que tout le monde soit passé et… et puis j’arrête de réfléchir, je monte sur mon vélo, regarde droit devant et me jette d’un coup de pédale rageur sur la route. Je ferme les yeux. Derrière moi, j’entends le bruit des freins… rien de plus… je suis reparti au milieu de cette folie… En quelques minutes, j’ai l’impression de m’être vidé de tout l’influx nerveux que j’avais patiemment emmagasiné au cours de ces derniers jours.

À mon grand soulagement, la pente s’élève enfin. L’immense peloton, surpris par ce changement de rythme, renâcle de toutes parts. Des groupes de quatre ou cinq coureurs se forment pour affronter cette première difficulté. Quelques cyclistes s’arrêtent sur les bas-côtés pour souffler ou régler un petit problème mécanique ; je vois déjà des visages grimacer sous l’effort. Quant à moi, je peux enfin entamer la montée en retrouvant le sourire ; je crois entendre le cri d’un rapace loin dans les arbres. Au bout de trente kilomètres, à la faveur d’un long faux plat, je me laisse glisser dans un gros peloton d’environ soixante coureurs. L’accalmie sera de courte durée. Alors que le groupe roule sans à‑coup, un concurrent fait un écart et celui qui le suit ne peut éviter la chute. Quelque peu en retrait, je parviens à m’arrêter sans tomber ; je descends porter secours au cycliste malheureux. Par chance, il est tombé dans le fossé où l’herbe a amorti sa chute ; il n’a que quelques égratignures. En revanche, son vélo a heurté le bitume de plein fouet et la fourbe est endommagée ; il ne pourra pas continuer. Légèrement contrarié par ce nouvel incident, j’accélère le rythme et dans le col suivant, je rattrape un à un la plupart de mes anciens compagnons. Peu avant d’arriver en haut du col, je double un coureur dont la tige de selle vient de se casser et qui se retrouve à devoir pédaler en danseuse avant de probablement abandonner. Vraiment, quel début de matinée bien agité !

Il y a toujours énormément de monde sur la route, mais les groupes sont de plus en plus espacés ; parfois, quelques coureurs me doublent en trombe dans une descente. Sans vraiment m’en être rendu compte, il est midi passé et j’ai déjà parcouru près de cent kilomètres. En abordant le deuxième ravitaillement, je ne me trouve pas spécialement fatigué. Pourtant, peu de temps après cet arrêt au cours duquel je prends le temps de bien m’alimenter, je suis surpris par une montée revêche. En étudiant le parcours sur la carte, je n’avais pas noté cette difficulté ; je ressens un peu de lassitude, une légère angoisse également, car dans trois kilomètres je vais être confronté à un choix : suivre une très longue descente ou tourner à gauche pour prendre le grand parcours qui allongera ma sortie de près de cinquante kilomètres. Je suis alors rattrapé par un groupe d’environ vingt coureurs et je me place prudemment en queue de peloton pour récupérer un peu. Nous sommes confrontés à un fort vent de face et j’entends les hommes à l’avant demander de l’aide pour les relais. Les volontaires sont rares et la tension monte au sein du groupe. Je me fais aussi discret que possible à l’arrière ; je ne suis pas très fier de me comporter en passager clandestin. Nous arrivons enfin en vue de la bifurcation. Le vent souffle maintenant très violemment. Sur la droite un curieux mont tout pelé émerge d’une ceinture arborée ; tout autour, des champs parsemés de bruyères et de genêts accueillent des vaches au pelage blanc. Un cycliste s’exclame : « Hé bien, pas fâché d’en terminer avec ce putain de faux col ! On aura bien mérité la longue descente qui s’annonce. Et bonne chance aux courageux qui partent sur la grande boucle ! » À ma grande surprise, je vois l’intégralité des coureurs s’engager dans la descente au moment où je tourne à gauche : je me retrouve tout seul au milieu de la lande.

Pendant plusieurs kilomètres, je me sens complètement perdu ; j’hésite même à faire demi-tour ; le vent souffle toujours aussi fort. Loin devant, j’aperçois un coureur que je n’arrive pas à rattraper ; il n’y a personne derrière moi. Puis, peu à peu, le paysage se fait plus accueillant ; les arbres reprennent le dessus sur la lande et le vent semble vouloir faiblir. J’apprécie la solitude des lieux ; après cette matinée passée au milieu des autres cyclistes, je m’aperçois que j’avais besoin, sinon de silence, d’une atmosphère plus apaisée. Là, si je dois toujours être attentif à la route, je n’ai plus à prêter attention aux autres coureurs ; je peux enfin me relâcher. Pendant plus de dix kilomètres, je me laisse descendre le long d’une route qui serpente au milieu des arbres ; plus loin, je la vois remonter en bordure d’un coteau pierreux. À l’horizon, pas la moindre trace d’habitation ; je goûte le côté sauvage des lieux.

Le paysage change une nouvelle fois : j’emprunte une gorge encaissée ; sur la gauche, une falaise abrupte ; à droite en contrebas, un torrent court vigoureusement à mes côtés. Je dois me montrer plus prudent : la route se gondole ; l’hiver, le gel doit la mettre à rude épreuve. Il fait très sombre dans ces gorges ; le côté sauvage des lieux deviendrait presque inquiétant. Tout à coup, j’aperçois un village accroché à la roche surgir de la rive opposée ; un pont en pierre me guide vers l’entrée du village où je suis accueilli, à mon plus grand étonnement, presque en héros : j’apprends que je suis seulement le quarante-cinquième coureur à me présenter, la difficulté et la longueur de ce circuit qui dépasse allègrement les deux cents kilomètres n’attirant pas les foules m’indique-t-on au ravitaillement. Je commence à me demander si je n’ai pas été quelque peu inconscient de me lancer dans cette aventure ; je me rassure en me rappelant les propos de Monsieur Gontran : peut‑être ai-je de bonnes dispositions pour les épreuves d’endurance. Et puis, ne suis-je pas sur mon terrain de jeu favori ? À proximité du ravitaillement, je m’assois pendant quelques instants sur le rebord d’une fontaine et j’admire le spectacle de l’eau qui jaillit au soleil. Deux coureurs s’arrêtent à leur tour et je choisis de repartir en leur compagnie ; un col long de onze kilomètres nous attend. Le dénivelé n’est pas exceptionnel, mais situé à ce moment du parcours, je pressens que son ascension pourrait s’avérer difficile ; je ne serai pas déçu. Alors que je me sentais encore très frais en bas du col, plaisantant avec mes deux camarades de route, l’effet de ma pause certainement, je ressens la fatigue avant même d’être à la moitié du col ; irrésistiblement, les deux cyclistes qui m’accompagnent prennent le large, non sans m’avoir encouragé avec bienveillance. Leur sollicitude est loin d’être suffisante et la deuxième moitié de la montée tourne au calvaire. Victime d’un énorme coup de barre, je zigzague sur la route ; je suis collé au goudron et mon compteur ne parvient qu’à afficher un bien maigre huit voir neuf kilomètres à l’heure. Je dois même m’arrêter et m’asseoir cinq minutes sur le bas‑côté, le temps de manger, de boire abondamment et de tenter de rassembler mes forces. Il me faudra presque une heure trente pour parcourir les onze kilomètres de l’ascension, une éternité. Heureusement, la longue descente qui suit me permet de me refaire une santé ; je retrouve également l’itinéraire commun à l’ensemble des parcours. Alors que j’évoluais en solitaire depuis près de trois heures, me voici de nouveau au milieu des randonneurs ; ces derniers sont plus lents que moi puisqu’ils comptent cinquante kilomètres de moins à leur actif. Pendant toute la fin de la course, je rattrape des dizaines de cyclistes ; j’ai l’impression d’effectuer une remontée fantastique qui me galvanise autant sur le plan mental que physique. La dernière difficulté est presque une formalité, malgré de forts pourcentages au pied d’un col qui emprunte une route très étroite. Encouragé par les quelques spectateurs encore présents, je revis totalement.

Enfin la dernière descente… Le soleil commence à se coucher et je sens comme une vague d’émotion me submerger. J’ai l’impression, non pas d’être seul sur terre, mais de jouir intensément d’un moment extraordinaire qui m’est exclusivement réservé, quelque chose de précieux que jamais personne ne pourra me voler : mon exploit m’appartient comme semble m’appartenir tous les lieux que j’ai traversés au cours de cette incroyable journée. Même le soleil que je vois descendre à l’horizon semble me saluer avec honneur et respect. Si j’étais du genre à faire des grandes phrases qui ne veulent pas dire grand-chose, je dirais que je suis en train d’approcher, le temps de cette dernière descente, la quintessence de la liberté, avec un grand L ! Quelque chose qui rimerait avec Vérité… Mais si je ne crains pas me brûler les ailes comme Icare, il serait dommage que je terminasse ma course dans un ravin… Passé cet instant de lyrisme un rien grand-guignol, je profite prudemment de la descente et des derniers rayons du soleil avant de passer, avec un sourire béat sur le visage et les larmes aux yeux, la ligne d’arrivée.

Malgré quelques crampes qui se rappelèrent à mon bon souvenir, je restai sur mon petit nuage une bonne partie de la soirée avant de m’endormir, terrassé par la fatigue, dans un sommeil sans rêves. Le lendemain matin, installé à l’arrière de la voiture qui me ramenait dans la plaine, et en regardant derrière la vitre le paysage défiler, j’essayais de me souvenir de ma folle journée. J’avais bien du mal à croire que tout ce que j’avais vécu et ressenti eût existé. À mon retour, j’aurais souhaité partager tous ces moments magiques avec Marlène, en lui racontant le gîte, le torrent et le petit train, et bien entendu ma formidable épopée. Pourtant, quand je pénétrai le visage radieux dans l’appartement, et devant les yeux mélancoliques de Marlène qui me demanda poliment comment s’était passé mon escapade, je ne pus articuler qu’un bref : « c’était bien. Vraiment bien ».





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Ravélo Bernard
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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par Ravélo Bernard »

wiwi78 a écrit : lun. 22 mars 2021 09:11 Cette semaine, nous retrouvons Frédo dans un coin qui pourrait ressembler à... mais sans doute aurez-vous deviné.
Désolé mais moi, je vois pas du tout ou Frédo fait sa cyclo !! :D


Ravélo Bernard
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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour Bernard,

Il y a, en France, au moins trois grandes concentrations cyclistes : la semaine fédérale, l'étape du Tour (de France) et l'Ardéchoise. Je me suis fortement inspiré de cette dernière pour le chapitre "Marathon en montagne", avec en toile de fond le parcours suivant :

https://www.ardechoise.com/Carte-intera ... o-Marathon

Pour la petite histoire, l'incident du "pneu crevé pas crevé" est une mésaventure qui m'est réellement arrivée, mais sur l'étape du Tour. C'était en 2007, lors de l'étape du Tour Foix-Loudenvielle.

http://cyclosport.info/letape-du-tour-m ... e-paradis/

Sauf erreur de ma part, c'était la première fois que le grand public découvrait le Port de Balès (https://www.cols-cyclisme.com/pyrenees- ... e-c576.htm), qui depuis est devenu un classique du Tour.


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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par albina »

Salut Wiwi78
J'aimerais te faire une suggestion :
Lire à l'écran ce n'est pas très marrant voire inconfortable... pour moi en tous cas :vieux
Alors, mon idée
Serait-il possible de mettre ton histoire en .pdf , en lien quelque part, pour par exemple le télécharger sur une liseuse. ce qui permettrait de l'avoir pour lire à l'aise. Dans le train, dans une salle d'attente etc ???
Merci
Charles


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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour Charles,

Votre suggestion me semble tout à fait légitime. Ce que je vous propose, ainsi qu'aux autres lecteurs qui seraient intéressés, c'est de créer un lien vers une version pdf et epub de "La tête dans le guidon" à partir du prochain épisode. Je l'intégrerai en préambule de l'épisode en cours et il sera mis à jour au fur et à mesure de la parution des chapitres à venir.

Bien à vous,
wiwi


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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par albina »

Bonjour wiwi
Super ! Je me réjouis déjà.
A partir du prochain épisode... les précédents en bénicifieront-ils aussi ?

Amitiés et merci
Charles


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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Oui, bien sûr.
Je convertirai l'ensemble du texte du début jusqu'au dernier chapitre en cours sur le forum.


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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Bonjour à tous,

Pour ceux qui souhaitent une version pdf ou liseuse de "La tête dans le guidon", merci de m'adresser un message privé car le forum ne m'affiche qu'un lien tronqué.

Bonne lecture,
wiwi



Six cent trente kilomètres plus tard







L’été qui suivit, nous passâmes la majeure partie de nos vacances à Fontperdu dans le chalet des parents de Marlène. Au cours d’un dîner au restaurant, ma compagne m’avoua qu’elle allait restreindre ses voyages à l’étranger qui la fatiguait plus qu’elle ne l’aurait pensé ; quant à moi, je lui indiquai que j’avais demandé à changer de poste pour prendre la responsabilité du bureau des contentieux, ce qu’elle s’empressa dès le lendemain d’annoncer fièrement à son père. Ce que j’avais bien pris soin d’éviter de préciser, c’était que ledit bureau n’était composé que de deux personnes et que j’espérais m’organiser avec plus de souplesse que dans mon emploi précédent. Au service de la comptabilité où le travail tombait avec la régularité d’un métronome, il m’était parfois difficile de m’absenter le mercredi après-midi sans quelques grincements de dents.

Ce fut au cours de ce bel été que je croisai pour la troisième fois le Tour de France. Dix années après notre dernière rencontre, rendez-vous avait été pris sur les pentes d’un de ces cols mythiques qui font partie de la légende de la Grande Boucle. C’était la dernière ascension de la journée et l’arrivée allait être jugée en bas de la descente qui suivrait. Plutôt que de devoir jouer des coudes dans les ultimes lacets qui avaient été pris d’assaut par les spectateurs depuis trois ou quatre jours, j’avais préféré me poster au tout début de l’ascension ; j’étais presque tout seul sur le bas-côté de la route. Quand l’homme de tête apparut à la sortie du premier virage, je songeai un court instant à prendre sa place pour filer vers la victoire. Je m’identifiai d’autant plus facilement à lui que j’avais déjà escaladé ce col à de nombreuses reprises et souvent je rêvais de participer au Tour de France, quand après une pénible journée de travail, au moment où j’allais basculer dans le sommeil, je me voyais gagner une étape sous les vivats au cours d’une arrivée au sommet. Derrière l’échappée, il y avait un groupe de quatre ou cinq coureurs, à environ deux minutes ; il était peu probable qu’ils arrivassent à rattraper l’homme de tête avant l’arrivée. Peu de temps après, je vis déboucher un autre concurrent, tout seul ; difficile de dire s’il venait d’être lâché du groupe de poursuivants ou s’il tentait de les rejoindre après s’être extirpé du peloton. Alors qu’il allait passer sur le côté droit de la route, j’étais installé dans le talus à gauche, le cycliste commença à se diriger vers moi en criant : « ils sont loin les autres devant ? Ils sont loin ? » Malgré ma surprise, je parvins à lui balbutier qu’ils devaient être à un peu moins d’une minute, et soufflant un « merci » derrière un masque de souffrance, le coureur poursuivit alors sa vaine poursuite. En y songeant aujourd’hui avec une certaine émotion, avec un peu de fierté aussi je crois, je me dis que j’avais moi‑même participé à la course, et tant pis si mon intervention n’avait été ce jour-là qu’une poussière microscopique perdue au milieu de toute la tornade médiatique qui suivait le Tour ; ce tout petit événement m’avait rendu intensément heureux.

*

Au tout début du mois de septembre eu lieu l’assemblée générale du CycloMainvillois et à cette occasion, j’appris une nouvelle importante. Cela faisait maintenant plusieurs années que les dirigeants réfléchissaient à inscrire le club à une épreuve de cette envergure dont l’organisation demanderait un investissement important aussi bien côté bénévoles que côté coureurs : le CycloMainvillois participerait la saison prochaine à La Guyenne, une randonnée cycliste de six cent trente kilomètres qui, peu avant l’été, traverserait une bonne partie du pays pour se terminer non loin de Mainville. Les dirigeants précisèrent d’emblée que l’objectif serait de rallier l’arrivée en un seul groupe et en moins de trente heures ; pour un départ donné à six heures du matin, cela signifiait arriver au plus tard à midi le lendemain, soit une moyenne de vingt et un kilomètres à l’heure, pauses comprises. Il n’était pas question de s’arrêter pour dormir, mais seulement pour se restaurer le midi et le soir ; tout ce qui était nourriture, matériel et vêtements de rechange serait acheminé par des voitures suiveuses. Ces voitures seraient au nombre de trois : le « camion-bar » en amont, comme la surnomma Bruno, pour préparer et servir les repas ; une voiture à proximité des coureurs pour les dépannages rapides ; et plus loin derrière, un véhicule avec la grande remorque qui pourrait accueillir, même si personne ne le souhaitait, ceux qui auraient abandonné. En quittant Mainville à la nuit tombée, j’avais bien du mal à retenir tout ce que j’avais entendu au cours de la soirée ; en revanche, je me voyais très bien sur mon vélo, filant dans la nuit sous la protection de la pleine lune qui m’ouvrait la route en l’éclairant avec bienveillance.

Nous fûmes une douzaine à souhaiter tenter l’aventure et entre le mois de janvier et le mois de juin, nous nous réunîmes à plusieurs reprises dans le pavillon d’Yvette et Bruno afin de préparer dans le moindre détail cette longue randonnée. J’aimais la chaleur et la douceur qui se dégageait de leur foyer ; et, à chaque fois que notre bande quittait leur maison dans un joyeux bazar, j’étais toujours un peu gêné d’avoir eu l’impression de profaner les lieux pendant les deux heures qu’avait duré notre présence. Au-delà des questions d’ordre logistique, il était également essentiel de bien nous organiser sur le vélo. Lors de nos sorties du dimanche, nous prîmes ainsi le temps de travailler la cohésion du groupe ; et, si certains d’entre nous durent ralentir quelque peu l’allure, les plus lents de leur côté s’efforcèrent de gagner un peu en vitesse. Nous nous entraînâmes également à lisser nos efforts, à prendre des relais à vitesse constante ainsi qu’à modérer nos ardeurs dans les côtes. Il fallut plusieurs semaines avant que le groupe devînt homogène, mais avec la bonne volonté affichée par les uns et les autres, et surtout sous l’autorité de Bruno sur le vélo et d’Yvette en dehors qui veillèrent à gérer les petits conflits d’ego qui ne manquèrent pas de survenir, nous réussîmes dans cette délicate entreprise.

Nous allions également être confrontés à devoir rouler la nuit, des conditions si particulières que nous y consacrâmes plusieurs entraînements. Pour notre première sortie, nous étions partis un peu avant le coucher du soleil et je garderai une impression étrange, presque mélancolique, du moment où nous nous retrouvâmes entre chien et loup, à cet instant où les bruits se font plus discrets, avant d’être étouffés par le silence qui se répand inexorablement, laissant seulement échapper épisodiquement l’aboiement d’un chien ou le cri strident d’un oiseau de proie. Des tons d’abord rouges, les quelques nuages présents dans le ciel se couvrent de brun pendant que les premières étoiles se mettent à scintiller faiblement ; c’est la nouvelle lune, la nuit promet d’être bien noire même si derrière nous notre voiture creuse un sillon jaune sur la route. « Alors Frédo, tu crois que c’est le moment de rêvasser ? Tu viens de sauter deux relais ! Allez, au boulot comme tout le monde ! » J’acceptais la remontrance sans broncher, m’excusant auprès de Bruno notre capitaine de route, avant d’aller prendre un très long relais. Seul à ouvrir la route avec mon petit éclairage et malgré les phares de la voiture qui nous suivait, ce n’était effectivement pas le meilleur moment pour se laisser aller à la rêverie : je dus me concentrer avec application pour ne pas avoir l’impression d’être complètement aveugle en attendant que mes yeux s’habituassent à la noirceur de la nuit. La route, qui avait été rectiligne jusqu’à présent, aborda une partie légèrement accidentée avec plusieurs virages d’affilée ; je redoublai d’attention. Enfin, mon relais se termina et je retournai sagement me reposer à l’arrière avant d’être de nouveau mis à contribution. Suite à cette soirée riche d’enseignements, je passai voir Monsieur Gontran afin de m’équiper pour rouler de nuit dans les meilleures conditions, faisant notamment l’acquisition d’un éclairage puissant que j’installerais sur le cintre ainsi qu’une lampe frontale qui serait attachée à mon casque.

Porté par l’ambitieux projet du club de vélo, encouragé par la timide éclaircie dans mes relations avec Marlène, je lui proposais de partir à l’étranger l’été suivant : « Et si tu me faisais découvrir les États-Unis ? » Marlène fut si enthousiaste qu’à partir de cet instant, elle consacra de longues soirées à élaborer un séjour de trois semaines qui nous conduirait de la Côte Ouest jusqu’à New York. Assis à ses côtés, j’étudiai le parcours de la Guyenne afin de le découper en tronçons d’environ cent kilomètres, notant le moindre changement de relief et les rares traversées de ville. J’avais mené cette tâche avec une telle intensité que vers la fin du mois d’avril, je connaissais le parcours dans ses moindres détails alors que je n’avais jamais roulé sur les routes que nous allions emprunter ; pour me sentir capable d’avaler six cent trente kilomètres sans fermer l’œil, j’étais persuadé que l’aspect psychologique était plus important que d’aligner de longues sorties sur le vélo. Pour la première fois depuis longtemps, je me sentis incroyablement serein ; enfin, la vie s’écoulait à un rythme qui me convenait et Marlène semblait heureuse. Quelques semaines plus tard, quand j’installai au petit matin mon vélo sur la remorque avec ces autres compagnons, je ne voyais vraiment pas comment nous pourrions ne pas mener notre aventure à son terme.

*

Il faisait encore nuit lorsque nous nous présentâmes au départ. Situé aux abords d’un gymnase de la périphérie, nous avions toute une ville à traverser au petit matin avant de retrouver pendant près de six cents kilomètres une atmosphère champêtre composée de longues lignes droites longeant les vignes et les champs de colza. Malheureusement, le début de notre périple ne se déroula pas comme nous l’avions envisagé : surpris par l’allure très rapide de l’immense peloton alors que nous traversions un majestueux pont sous lequel un large fleuve coupait la ville en deux, nous n’eûmes pas le loisir de profiter du magnifique spectacle qui s’offrait à nos yeux. Pire, nous fûmes très vite séparés en trois groupes et il s’en fallut même de peu pour que je me retrouvasse tout seul à l’arrière ! Heureusement pour moi, trois autres coureurs du club, tous des hommes d’expérience, n’avaient pas cédé à la folie du départ et étaient partis prudemment. Après deux heures de course, nous menions si bon train que nous rattrapâmes le deuxième groupe dans lequel figurait Bruno. Ce dernier avait la mine des mauvais jours quand il nous raconta comment il avait tenté de résoudre la délicate équation suivante : nous attendre sans laisser trop de champ au premier groupe. Soulagé de nous avoir retrouvés, Bruno décida que nous roulerions sans nous préoccuper du groupe de tête ; nous le rejoindrions certainement vers treize heures pour la pause déjeuner. En arrivant sur les lieux du rendez-vous où Yvette et trois autres membres du club étaient en train de faire cuire une immense marmite de spaghettis, nous retrouvâmes les fuyards qui furent aussitôt sévèrement vilipendés par Bruno. Après ce rappel à l’ordre et cet arrêt réparateur, heureux d’avoir laissé passer l’orage sans trop de dommages, nous repartîmes tous ensemble dans la bonne humeur ; toute la tension du début de course était enfin retombée. Du côté du ciel, les nuages s’amoncelaient au-dessus de notre tête sans qu’aucune pluie fût annoncée pour le reste de la journée et vers dix-huit heures, alors que nous franchissions la barre des trois cents kilomètres, nous eûmes même droit à un passage très ensoleillé au moment d’aborder un relief vallonné, rare exception d’un parcours qui dans son ensemble comportait peu de difficultés.

Le soleil était encore haut dans le ciel et nous venions de nous arrêter à un point de contrôle qui faisait office de ravitaillement. J’étais reparti le premier en prenant soin de prévenir mes coéquipiers que j’allais musarder à l’avant. Alors que nous étions partis depuis près de douze heures, je ne ressentais aucune fatigue ; j’étais encore très lucide. Mieux, j’avais le sentiment, en contemplant le paysage autour de moi, de saisir des impressions que jamais je n’avais pu saisir auparavant : je voyais le monde qui m’entourait dans toute sa limpidité. C’était extraordinaire, et la sensation était d’autant plus exacerbée que je me trouvais seul sur la route. Cette sensation fut à la fois si intense et si fugace qu’aujourd’hui encore je peine à croire avoir vécu ce moment si particulier. Soudain, un coup de klaxon retentit derrière moi : c’était Yvette dont la voiture ralentit en se portant à ma hauteur : « Alors, on en profite pour faire une fugue ? Yvette me regarda en souriant, comme si elle comprenait ce que je pouvais ressentir. On se retrouve dans deux heures pour le repas du soir. Bonne route ! » Et la voiture de s’éloigner puis de disparaître dans le lointain. Mes compagnons me rejoignirent et je sentis que notre groupe était serein, soudé comme jamais ; tout le monde semblait en bonne forme et chacun profitait de cette belle fin de journée. Personne ne l’évoqua, mais sans doute pensions-nous, avec une pointe d’appréhension, à la nuit qui s’approchait.

Nous venions de finir de manger et le crépuscule s’avançait doucement ; la température baissait. En regardant le ciel qui s’assombrissait, j’installai mon éclairage sur le guidon et troquai mon équipement estival pour une tenue longue et automnale avant d’enfiler une chasuble fluorescente. Après nous être brièvement encouragés les uns les autres, nous reprîmes notre route dans un faux plat montant. Je n’entendais maintenant plus que le bruit des roues… et le silence… La nature elle-même semblait retenir sa respiration. Je constatai rapidement que mon éclairage était beaucoup plus puissant que celui de mes coéquipiers. Je ne sus jamais si c’était pour cette raison ou parce que j’étais particulièrement affûté, mais j’allais passer une bonne partie de la nuit aux avant-postes. Curieusement, je ne garderai que très peu de souvenirs de la nuit, peut‑être parce que pendant que mon corps continuait à s’employer, mon esprit, de son côté, essayait de se reposer un peu, et m’aura transformé le temps de quelques heures en une sorte d’automate sur roues. Je me souviens seulement que nous fûmes suivis pendant près d’une demi‑heure par un véhicule équipé de phares si puissants que nous pûmes relâcher quelque peu notre attention. Vers quatre heures du matin, Bruno lui-même connut un passage difficile et ressentit le besoin de s’allonger dix minutes dans la voiture d’Yvette pendant que j’avalais un comprimé d’un tube de vitamine C déjà bien entamé ; mon estomac ne savait plus trop s’il devait manger quelque chose ou pas ; j’avais perdu la notion de faim ; l’ensemble de mon corps et de mes sens étaient maintenant obnubilés par un seul objectif : tourner les jambes en évitant tout effort superflu.

Nous sortîmes de notre léthargie au petit jour et pendant plus d’une heure, à l’approche du dernier poste de contrôle, nous roulâmes à vive allure, entre trente et trente-cinq kilomètres par heure, galvanisés par l’aube qui peinturlurait timidement un ciel dans les tons orangés. Il était six heures du matin quand nous prîmes le petit déjeuner dans le café‑restaurant qui abritait le dernier ravitaillement. Les visages étaient marqués ; la fatigue, lentement, avait fait son œuvre. En sortant, nous eûmes la désagréable surprise de voir la pluie tomber ; par précaution, je gardai mon équipement de la nuit ; j’ajoutai même un garde‑boue sur la roue arrière en même temps que j’enlevais mon système d’éclairage. Il restait un peu moins de quatre-vingts kilomètres à parcourir. Alors que nous allions repartir, Pascal, le plus jeune d’entre nous, nous indiqua qu’il était trop fatigué pour continuer et que sa selle le faisait atrocement souffrir. Bruno essaya de le convaincre de remonter sur le vélo ; en vain. Cela sera le seul abandon ; peut-être que la brusque accélération matinale lui avait été fatale et peut‑être avions-nous perdu un peu de notre lucidité à ce moment-là. Peut‑être avait‑il laissé des plumes au départ en suivant le premier groupe ; peut-être, peut-être… Malgré notre préparation sérieuse, nous n’avions pu tout prévoir. D’un autre côté, nous n’avions eu que deux crevaisons à déplorer et pas un seul incident mécanique et… mais je n’eus pas le temps, et encore moins le courage de continuer à m’interroger. Il fallait repartir…

Les trois dernières heures furent dantesques. À la bruine fine qui se transforma en des trombes d’eau continues, s’ajoutèrent de nombreuses côtes et une circulation qui s’intensifiait avec le jour et l’approche de zones beaucoup plus denses que celles traversées jusqu’alors. Pourtant, malgré le froid, malgré la pluie, malgré les côtes interminables et les descentes glissantes, malgré les ronds‑points, malgré les ralentisseurs et de tortueux passages en ville, plus je voyais l’arrivée se profiler et plus je souhaitais retarder le moment où l’aventure se terminerait. J’aurais souhaité rester sur mon vélo et garder précieusement en moi la sensation que je m’apprêtais à accomplir une performance quelque peu hors norme ; qu’une fois la ligne d’arrivée franchie, l’aventure qui m’avait portée durant toute une année serait terminée. Qu’allait-il advenir de moi quand demain je me réveillerai après une très longue nuit de sommeil réparateur ? Non, surtout ne pas y penser ; profiter et vivre avec intensité le reste de mon épopée.





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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par chelmi »

Document téléchargeable : la_tete_dans_le_guidon.pdf


Amicalement,
Michel ALLONNEAU.

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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par albina »

J'ai commencé la lecture des aventures de Frédo sur ma liseuse après l'avoir téléchargé.
Super ! Au jardin, avec le soleil pour témoin... :bien
Charles


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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

le jardin et le soleil pour témoin…

Je me souviens avoir passé beaucoup de temps dans les mêmes conditions à relire des chapitres entiers de "La tête dans le guidon" l'année dernière à la même époque.

Merci pour la mise en ligne du pdf !


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Ravélo Bernard
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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par Ravélo Bernard »

Yop
wiwi78 a écrit : mar. 30 mars 2021 19:19 Merci pour la mise en ligne du pdf !
J'ai aussi adapté mon post :D


Ravélo Bernard
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Re: La tête dans le guidon (Un roman qui a pour cadre le cyclisme)

Message par wiwi78 »

Merci !

De mon côté, je serai cet après-midi à travers la Flandre, par télévision interposée...


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