Suite à un souci de santé, je n'ai pas été en mesure de vous proposer la suite des aventures de Frédo la semaine dernière. J'espère que vous n'aurez pas cru que Frédo avait lâché l'affaire ! Au contraire, il a décidé de passer le grand plateau et je suis certain que vous le retrouverez avec plaisir tout au long des quatre chapitres qui sont au menu de cette semaine.
Bonne lecture,
wiwi
PS. Le pdf a été mis à jour par Chelmi. Merci à lui !
La tête dans le guidon
La course du club
Afin de mieux me focaliser sur la course du club, je décidais de faire l’impasse sur la dernière épreuve du mois de mars. Après quatre courses, souvent dans des conditions difficiles, je ressentais le besoin de souffler. Je devais également mener de front mon travail au magasin et je ne pouvais me permettre de le négliger. Afin de m’épauler, je m’étais décidé, sur les conseils de monsieur Gontran, à prendre sous mon aile un apprenti ; nous ne serions pas trop de deux pour assurer la pérennité des cycles Gontran, d’autant plus qu’une enseigne d’envergure nationale s’était récemment installée dans une zone commerciale non loin de là. Assez rapidement, j’avais constaté que les clients se laissaient séduire par leur politique très agressive en matière de tarifs ; je ne pouvais plus me reposer sur la seule réputation du magasin. Je devais m’adapter et accepter de rogner sur mes marges. Dans ce contexte difficile, au-delà de son aspect sportif, la course du club revêtait une importance capitale à mes yeux : je profiterais de l’occasion, en tant que partenaire du club, pour exposer les vélos que je vendais et distribuer des plaquettes publicitaires auprès des cyclistes venus s’inscrire à la course. Sur l’affiche de la course, on pouvait même lire : « en partenariat avec les cycles Gontran. Les cycles Gontran, des vélos qui vous mèneront à la victoire ! ». En parcourant l’affiche du regard, je fis la moue devant la banalité de mon slogan. « La communication, ce n’est pas trop mon rayon », avais-je plaisanté auprès du président du club de Gironville alors que nous préparions le podium dans la salle communale. Il était à peine six heures du matin et la première course démarrait à huit heures ; quatre courses allaient s’enchaîner dans la matinée, la dernière se terminant un peu avant treize heures. Il nous resterait à peine deux heures pour organiser la remise des récompenses avant de nettoyer et ranger la salle que l’on devait libérer vers quinze heures. Le départ de ma course était programmé à dix heures trente, pour une distance de cinquante-cinq kilomètres, soit onze tours d’un circuit assez difficile. Même si je refusais de l’admettre, la fatigue commençait à s’installer dans mon organisme ; pas facile de gérer une petite carrière de modeste cycliste amateur et la tenue d’un commerce devant résister à la grande distribution.
Il me fut difficile de me concentrer sur la course ; très sollicité, je n’avais pas même le temps de m’échauffer avant le départ ; heureusement, le circuit était battu par les vents et le début de course s’effectua à allure modérée. Après la mi-course, je retrouvai enfin de bonnes sensations ; et même si le peloton roulait toujours groupé, le rythme s’était peu à peu accéléré et l’écrémage s’effectuait par l’arrière à la faveur de la bosse très sèche qui se dressait vers la moitié du parcours. S’ensuivait alors une longue descente rectiligne négociée à plus de soixante à l’heure où chacun tentait de se placer au mieux pour passer le rond-point qui ensuite nous propulsait vers la ligne d’arrivée. Il y eut bien quelques tentatives d’échappée, mais ces dernières furent rapidement étouffées dans l’œuf. Au début du dernier tour, je m’étonnai du calme relatif qui régnait dans le peloton : la montée de la bosse s’effectua à une allure soutenue, mais personne n’attaqua. Dans la descente, je vins me positionner dans les premiers afin d’aborder le rond‑point dans les meilleures conditions. Je sentis mon cœur accélérer, non pas à cause de l’effort, mais parce que l’arrivée se profilait et que peut‑être… mais mieux valait ne pas y penser. La fin de la descente approchait et ma décision était prise : à la sortie du rond-point, j’allais tenter le « coup du kilomètre » afin de prendre les sprinteurs par surprise.
Voilà, nous y sommes ! Je produis une violente accélération. Incroyable ! personne ne réagit ; je file vers la victoire ! J’ai mal aux jambes, le rythme cardiaque s’est emballé, mais je la tiens enfin, cette victoire tant attendue ! Tout se bouscule dans mon esprit au moment où j’aperçois la ligne d’arrivée… quand j’entends le son de la cloche… Non, ce n’était pas possible ! je m’étais trompé… Il restait un tour à parcourir… D’un seul coup, je me sentis vidé de toute mon énergie ; le ciel venait de me tomber sur la tête. Au virage suivant, je me faisais reprendre par un peloton qui accéléra sans se préoccuper de mes états d’âme. Il me faudra puiser loin dans mes ressources pour passer la bosse au milieu du paquet. À la sortie du dernier rond‑point, je n’étais pas trop mal placé, mais je fus incapable de lutter contre les meilleurs ; je terminai à une anonyme quinzième place, épuisé et terriblement déçu.
Pendant la remise des récompenses, je ne fus qu’une ombre ; je me sentais stupide ; j’avais honte de m’être ainsi trompé. D’ailleurs, je ne raconterais à personne ma terrible méprise. Au contraire, je distribuai en souriant mes derniers prospectus ; qu’au moins je n’eusse pas tout perdu au cours de cette triste matinée.
Coup d’arrêt
Cet avertissement aurait certainement dû me servir de leçon, mais au lieu de cela, je préférai en plaisanter en me disant que j’avais entendu les cloches avec un peu d’avance, que je me rattraperais lors des fêtes de Pâques où traditionnellement de nombreuses courses étaient organisées entre le samedi et le lundi. Trois courses en trois jours, largement de quoi me refaire la cerise !
Alors qu’en ce début de saison j’avais principalement couru en rase campagne, la première étape de mon triptyque Pascal débuta au centre d’un joli petit village où quelques manèges tournaient en musique sur la place de l’église, ajoutant à l’événement un petit supplément d’âme et de nombreux spectateurs malgré un ciel très menaçant. Après avoir fait l’élastique en queue de peloton durant tout le début de course, je me retrouvai enfin dans les premières positions après quatre tours de circuit. Je soufflai un peu en regardant le ciel où les nuages devenaient de plus en plus noirs ; un vent d’ouest se levait ; au loin, un rayon de soleil déchirait le ciel… quand tout à coup, un éclair et un énorme coup de tonnerre… Sans que je comprisse ce qui m’arrivait, je me retrouvai à terre. Devant moi, un coureur finissait sa course dans le fossé. Je peinai à me relever ; mon épaule droite était en sang. Je me penchai difficilement pour ramasser mon vélo dont le guidon était tordu ; une cocotte de frein pendait lamentablement vers le sol : l’espace d’un instant, j’avais relâché ma concentration pour venir percuter le coureur qui me précédait ; la sanction avait été immédiate. En plus de l’épaule, j’avais le côté droit, à partir de la hanche, râpé jusqu’au genou ; j’avais dû faire un sacré vol plané.
De nouveau un formidable coup de tonnerre : l’orage avait envahi le ciel et au loin, je distinguais à peine le petit village dans lequel venait de disparaître le peloton. La pluie tombait en rangs serrés sans se soucier de ma chute. Assis sur le bas-côté, le regard dans le vague, je vis une petite fourgonnette se porter à ma hauteur. Je ne pus m’empêcher de sourire : c’était le petit camion de la Croix-Rouge, un modèle à peine plus récent que celui de mon enfance. Pendant qu’un commissaire de course ramenait mon vélo jusqu’au départ, je prenais place à l’intérieur du véhicule dans lequel une dame assez âgée nettoya mes plaies en silence. À aucun moment je ne me sentis comme les héros que j’avais imaginés durant mon enfance. Au contraire ; ce relent de nostalgie fut comme la chute : très douloureux.
Reprise poussive
Deux jours durant, je broyai du noir : le ciel m’était tombé sur la tête, au sens propre comme au sens figuré ; drôle de façon de fêter Pâques… Dès le lundi, j’appelai à l’aide Monsieur Gontran afin qu’il suppléât à mon absence au magasin. « Bien entendu mon garçon ! Mais sache également que cela sera la dernière fois que tu pourras compter sur moi ; je pars m’installer au bord de mer. Tu vas vraiment être le seul maître à bord à partir de maintenant ! » Après ce coup de téléphone, j’eus besoin d’une semaine avant de pouvoir marcher normalement, une semaine au cours de laquelle je ne quittai pas la maison ; comme si j’avais besoin de me sentir en sécurité dans ma petite longère après ma chute sous l’orage et l’annonce du départ de mon bienfaiteur.
Passé cette semaine de convalescence, je repris progressivement le travail. Monsieur Gontran m’avait laissé un petit mot en me souhaitant bonne chance pour la suite tout en m’indiquant sa nouvelle adresse. En regardant respectivement le petit carton recouvert des empreintes graisseuses de Monsieur Gontran puis mon assistant réceptionner les livraisons, je repensai à mon premier jour de travail dans le magasin. À combien de temps cela pouvait-il remonter maintenant ? Trois ans, quatre ans, cinq ans ? Je ne m’en souvenais plus très bien. Cela me semblait hier ; cela me semblait une éternité… Pour la première fois, je réalisai combien le magasin ne ressemblait plus au fourbi que j’avais connu lors de ma première visite : j’avais refait entièrement les peintures ; tout était parfaitement agencé sur des étagères et surtout, l’odeur de cigarette avait disparu. Je réalisai tout à coup que Monsieur Gontran, qui avait été le principal témoin de tous ces changements, ne m’avait jamais fait la moindre remarque à ce sujet. Je ne pouvais que le remercier de m’avoir laissé autant de liberté alors que peut-être il lui avait été difficile de voir le magasin changer de visage au fil des années. J’eus alors envie de l’appeler pour lui poser la question, et peut-être aussi pour m’excuser de n’avoir pas été assez prévenant à son encontre. Au moment où j’allais décrocher le téléphone, je renonçai. Peut-être était-ce mieux que cela se terminât ainsi. Même si j’avais un peu de mal à l’admettre, même si cela me rendait triste, il était certainement temps, pour lui comme pour moi, que nous tournions tous les deux la page.
Deux semaines après ma chute, je ne ressentais plus aucune douleur et j’entrepris de réparer amoureusement mon vélo dans mon atelier. J’étais d’ailleurs en train de terminer sa remise en l’état quand Aurélie, arborant un large sourire, m’apporta son propre vélo à réviser. Alors qu’elle me demandait des nouvelles de ma santé, je songeai à ses visites régulières au cours desquelles elle flânait dans le magasin tout en me posant de nombreuses questions sur mon travail. À plusieurs reprises, elle m’avait également proposé que nous roulions ensemble : « Je peux passer au magasin au moment de la fermeture et nous pourrions faire un bout de route tous les deux, qu’en penses‑tu ? » J’avais toujours trouvé une bonne excuse pour décliner son invitation. Mais avais-je vraiment conscience qu’il s’agissait d’une invitation ? Certainement, mais je n’étais pas franchement pressé de répondre par l’affirmative tant j’appréciais ma vie de célibataire depuis ma rupture avec Marlène. D’ailleurs, il était extrêmement rare que la solitude me pesât et un simple coup de téléphone à Manu suffisait à me faire oublier en un clin d’œil mes états d’âme passagers. De toute façon, après trois semaines complètes sans faire de vélo, j’avais de nouveau des fourmis dans les jambes et les prochaines échéances, les championnats départementaux et régionaux, se profilaient déjà à l’horizon.
Pour ma course de reprise, je me classai en milieu de peloton. Les sensations n’étaient pas mauvaises, mais je ne me sentis pas aussi incisif qu’en début de saison. Je ne m’en inquiétai pas outre mesure et je mis cela sur le compte de ma chute et de mon arrêt forcé. Il était normal que je manque de rythme. Dès la prochaine course, sans doute me sentirais-je plus à mon aise. Il n’en fut rien. Sur un circuit pourtant favorable, avec une belle difficulté en milieu de parcours, je fus même un temps relégué dans un groupe d’attardés et je revis le peloton principal au dernier tour seulement parce qu’il avait abdiqué : pendant que je bataillais à l’arrière, un groupe de cinq était parti se disputer la victoire, loin devant. Je commençai à gamberger. Je me rendis également compte que je devais me forcer pour aller rouler le soir. Il n’était peut-être pas si facile que cela de revenir rapidement à son meilleur niveau.
Vers la fin du mois de mai, lors du championnat départemental, je fis illusion en prenant part à l’échappée. Hélas, sur un parcours plat, nous fûmes logiquement repris à cinq kilomètres de l’arrivée et la course se termina par un sprint que je ne disputai même pas. Quant au championnat régional qui eut lieu quinze jours plus tard, le niveau était tellement relevé que je lâchai prise dès la première difficulté ; j’avais de nouveau la désagréable impression de subir les événements sans que je ne pusse rien y faire. L’été approchait et j’étais très loin d’avoir obtenu les résultats escomptés.
Ce fut Manu, à l’occasion d’un long entretien téléphonique, qui remonta un moral bien en berne : « Tu sais Frédo, cela fait bien longtemps que je ne fais plus de sport à haute dose, mais à l’époque où je pratiquais le ski de fond en club, notre entraîneur insistait pour que nous privilégiions des entraînements courts et intenses. Il nous disait que c’était bien joli d’être capable de skier pendant deux heures, mais qu’il fallait également que nous apprenions à mettre de l’intensité dans nos efforts et à encaisser les changements de rythme. La clef, nous disait-il, c’est le fractionné ! Par exemple, trente secondes à fond et une minute de retour au calme, et tu recommences, pendant dix, quinze ou vingt fois. Pas besoin de faire ça pendant des heures ; une séance de trente à quarante-cinq minutes tous les jours en variant les exercices et vous allez voir comment vous allez progresser ! Il n’avait pas tort ; c’était diablement efficace ! Et puis cela évitait de tomber dans la routine d’un entraînement où il se passait un peu toujours la même chose. Tu devrais pouvoir appliquer cette méthode au vélo, tu ne crois pas ? Et ce n’est pas tout ! J’ai encore mieux pour t’aider à reprendre du poil de la bête : j’ai un cousin qui a une ferme dans le nord, quand je dis « dans le nord », c’est par rapport à Fontperdu évidemment ! Pour toi, c’est pas mal au sud, dans un joli petit coin de montagne : presque pas de voitures et des routes magnifiques pour pratiquer le cyclisme. Je vais aller chez lui vers la fin du mois de juillet. Si tu venais me tenir compagnie ? On pourrait non seulement passer du bon temps ensemble, mais cela te permettrait aussi de changer d’air et de t’entraîner sans vraiment t’en rendre compte. Qu’en penses-tu ? Surtout que cela fait un bon moment que l’on sait pas vu ! »
Une belle victoire
Je ne tardais pas à me décider à la suite de ce coup de fil salutaire. Non seulement je n’avais jamais revu Manu depuis que je travaillais aux cycles Gontran, mais je me rendis également compte que je n’avais encore jamais fermé le magasin plus d’une semaine. Il était temps pour moi de faire une pause plus longue : je m’arrêterais de travailler vers le vingt juillet et reprendrais le chemin de la boutique après le quinze août ; j’avais remarqué que cette période était extrêmement calme, mon activité s’essoufflant après le Quatorze Juillet pour reprendre doucement quelques jours avant la rentrée scolaire.
Revigoré par la perspective de plus de trois semaines de vacances, je prenais le temps d’analyser avec le plus de recul possible mon début de saison : j’avais progressé dans de nombreux domaines et bien négocié l’entraînement hivernal avant d’enchaîner les courses sans trop réfléchir, espérant que sur l’ensemble de mes participations, je parviendrais à obtenir un résultat. Sans doute avais-je oublié l’adage qui veut que qualité ne rime pas nécessairement avec quantité. Après réflexion, je choisis de m’inscrire à une seule course avant mes vacances et de mettre à profit les conseils de Manu : au lieu de réaliser des sorties de deux heures à haute intensité, j’effectuai, à raison de quatre fois par semaine, des sorties très courtes pendant lesquelles je m’entraînai de façon plus spécifique. Ainsi, pour travailler mon point fort, je répétai à plusieurs reprises une bosse difficile, d’abord en souplesse, puis en force, avant de la monter deux fois de suite le plus vite possible, tout en puissance. Je n’oubliai pas pour autant mes points faibles et sur de longues sections de plat, j’essayai de tenir des rythmes très élevés pendant trois minutes, en me laissant au mieux une minute pour récupérer. Je terminais alors mes entraînements en roulant tranquillement pendant un quart d’heure, si bien que malgré la dureté des efforts consentis, je n’en ressentais aucunement la fatigue le lendemain. Au contraire, je n’avais qu’une envie, retourner me faire mal sur la route. Pour m’amuser, il m’arrivait même d’effectuer quelques séances de sprint en commentant mes propres exploits, un peu comme le faisait Manu lors de nos fameuses descentes vers le torrent des boudragues.
Vers la fin du mois de juin, j’abordais la dernière course avec un moral retrouvé. Cette course, c’était Francis Pasquier qui me l’avait conseillée ; il m’avait d’ailleurs proposé que nous nous y rendions ensemble, car pour une fois, il serait le seul représentant de sa famille à faire le déplacement. « Tu vas voir, cela devrait bien te plaire, il y a une belle bosse avant la ligne d’arrivée m’indiqua‑t‑il sur la route qui nous emmenait au départ de la course. Oh ! Et pendant que j’y pense, il y a une autre épreuve qui a lieu le quinze août dans un petit village nommé Bergères‑les‑Moutons, à une heure et demie d’ici. Le tracé devrait te convenir également : assez accidenté avec une très belle côte. Et puis il y a la fête du village et comme c’est la seule course à deux cents kilomètres à la ronde, il y a toujours beaucoup de monde, aussi bien côté coureurs que côté spectateurs ! Chaque année, nous sommes de la partie. C’est devenu le pèlerinage estival des Pasquier, la course de Bergères‑les‑Moutons, ajouta-t-il en souriant ».
Je savais Francis en grande forme depuis le début de la saison : il avait déjà gagné deux courses ; encore une victoire et il intégrerait la catégorie supérieure. Il faisait très beau en ce début de matinée et en sortant de la voiture, je sentis que l’atmosphère était particulière. Au cours de la reconnaissance du circuit, je fis part de mon sentiment à Francis : « tu ne sens pas qu’il pourrait se passer quelque chose ? L’air n’est pas comme d’habitude ce matin. » Francis me regarda en souriant et me répondit qu’il ne sentait rien de spécial avant d’avaler la bosse sans donner l’impression de faire le moindre effort. Je n’essayai même pas de le suivre ; je n’aurais pas pu de toute façon… et puis… je fus de nouveau en proie à un sentiment mystérieux dans cette montée ombragée qui s’évanouissait sur un plateau champêtre aux tons ocre ; dans le ciel, le soleil commençait à réchauffer les organismes et à illuminer la campagne environnante. Francis m’attendait sur la ligne d’arrivée située au sommet de la bosse… non, pas complètement au sommet, il restait après la ligne cent mètres de faux plat montant avant que la route s’aplatisse au milieu des champs de céréales, l’endroit idéal pour… je m’approchai de Francis, et en le regardant dans les yeux, j’essayai de lui exprimer mon pressentiment : « Écoute-moi bien Francis, tu vois le long bout de ligne droite qui continue de monter après la ligne d’arrivée ? C’est là qu’il faudra attaquer pour gagner la course, c’est là que… » J’eus envie d’ajouter : « c’est là que tu devras attaquer pour gagner la course », mais je préférai m’arrêter là, trouvant totalement irrationnel que je pusse prédire l’avenir ; pourtant, aussi extravagantes qu’elles fussent, j’avais bien du mal à me départir de mes divagations. Je sentais vraiment qu’il y avait un truc bizarre dans l’air, et que ce quelque chose semblait être en relation avec moi, et avec moi seul. C’était très étrange ; j’avais l’impression de détenir… comment dire… comme un petit bout de la Vérité à venir. Mais quand ? Et quoi exactement ? C’était vraiment déroutant ; il était neuf heures du matin, j’étais sur mon vélo à attendre le départ d’une course et voilà que j’étais aux prises avec un phénomène qui s’apparentait à une expérience d’ordre métaphysique, voire mystique !
Dès le départ, je réussis pourtant à me concentrer sur la course sans laisser la moindre pensée périphérique m’envahir ; hors de question de chuter sur une nouvelle erreur d’inattention ! J’avais choisi de calquer mes efforts, dans la mesure du possible, sur ceux de Francis et pendant les deux premiers tours d’une course qui en comportait pas moins de huit, nous restâmes sagement en milieu de peloton ; d’ailleurs, vers la fin du deuxième tour, Francis vint à ma hauteur en me disant : « généralement, de par la difficulté de la bosse, il ne se passe pas grand-chose avant la mi-course ! » Je m’impatientai presque : malgré l’absence de compétition, je me sentais en excellente condition et j’avais bien envie d’accélérer.
Peu avant la fin du quatrième tour, sans l’avoir vraiment provoqué, nous nous retrouvâmes dans les premières positions. Je me glissai à la hauteur de Francis et sans réfléchir, je lui indiquai dans un souffle : « Francis, je vais faire la montée à bloc, alors tiens-toi près ! » avant d’accélérer progressivement. Je donnai de rapides coups d’œil derrière moi : si Francis était bien calé dans ma roue sans donner l’impression de forcer, je vis le peloton s’allonger et quelques coureurs lâcher prise. Peu avant de franchir la ligne et d’entamer le cinquième tour, je criai à Francis : « à toi de jouer ; moi, je me charge de les retenir ! » Dès le pied de la côte, Francis avait certainement compris ce que j’avais derrière la tête ; peut-être même se souvenait-il de ma phrase sibylline d’avant le départ : il était prêt à surgir et il surgit ; seuls deux autres coureurs réussirent à prendre sa roue. De mon côté, je coupai légèrement mon effort afin de permettre aux échappées de prendre le large.
À partir de cet instant, je restai dans les premières positions, passant mon temps à fondre comme un mort de faim sur tous les coureurs qui tentaient de rejoindre le trio. Parfois, quelques coureurs tentaient de s’organiser pour relancer le peloton, mais cela ne durait jamais bien longtemps : j’arrivais toujours à me glisser au milieu de ceux qui se relayaient pour, de façon temporaire, désorganiser la chasse. À chacune de mes interventions, je devais faire à peine perdre plus de deux ou trois secondes au peloton, mais ajoutées les unes aux autres, l’échappée commençait certainement à avoir un peu d’avance ; une avance en tout cas suffisante pour qu’on n’aperçoive plus les trois fuyards dans la longue ligne droite précédant la bosse d’arrivée.
Dans le dernier tour, alors que je commençais à fatiguer en raison de l’intensité de la course, j’eus la désagréable surprise d’apercevoir Francis et ses deux compagnons d’échappée à moins de deux cents mètres : sans doute avaient-ils commencé à se regarder en chien de faïence avec la perspective de la victoire. Dans le peloton, la réaction fut immédiate et quatre coureurs tentèrent de contrer. Au prix d’un effort dont jamais je ne me serais cru capable, je rattrapai les quatre coureurs ; mieux, je les dépassais avant de décélérer légèrement. Surpris peut-être de me voir aux avants-postes pour tenter de réduire à néant cette nouvelle tentative pour rejoindre l’échappée, le groupe de contre marqua une légère hésitation qui lui fut fatale. Ma dernière manœuvre réussit au‑delà de mes espérances : devant, les trois échappés sentirent la menace et ils creusèrent de nouveau l’écart avant de virer pour prendre la montée qui les amènerait à la ligne d’arrivée où ils se disputeraient la victoire ; le peloton se résigna enfin à se disputer la quatrième place. Mon travail était terminé, je pouvais me relever. Doublé de toutes parts dans la côte, je finissais la course en roule libre avant de franchir la ligne d’arrivée bon dernier mais tout sourire ; en apercevant Francis, je n’eus aucun doute ; je savais qu’il avait gagné.
Quand Francis monta sur la plus haute marche du podium, j’applaudis à tout rompre. Pour la première fois sans doute, je ne ressentais aucunement la frustration de la défaite. Certes, ce n’était pas moi que l’on récompensait, mais Francis, au moment où il reçut le bouquet, se tourna dans ma direction et me fit un clin d’œil en levant le pouce, me signifiant par ce geste que j’avais participé activement à sa victoire et qu’il m’en remerciait. Alors que je n’avais pas lutté pour la première place, jamais je ne m’étais autant donné sur mon vélo ; je m’étais livré sans compter ni calculer, avec comme seul objectif que l’échappée ne fût jamais rattrapée. Quand je regardais les courses cyclistes à la télévision, j’avais toujours trouvé ce rôle bien ingrat ; je me demandais même si je ne méprisais pas un peu ces équipiers de l’ombre qui, faute de ne pas être au niveau des plus forts, devaient se contenter de protéger le champion de l’équipe. On ne devrait jamais juger son prochain sans avoir été un jour à sa place ; je les regarderai d’un œil différent dorénavant.
Au-delà de cette petite leçon de vie, j’avais ressenti tous les bienfaits de mon entraînement spécifique puisque j’avais finalement passé toute la course à l’avant du peloton. J’allais pouvoir rejoindre Manu et le terrain de jeu qu’il me proposait dans les meilleures dispositions avec dans un coin de ma tête la course dont m’avait parlé Francis dans la matinée, cette course du quinze août au cœur d’un petit village en fête et dont le patronyme, Bergères‑les‑Moutons, sortait vraiment de l’ordinaire.